NEEL DOFF JOURS DE FAMINE ET DE DETRESSE JOURS DE FAMINE ET DE DETRESSE Collection dirigée par H uberr N yssen et Sabine Wespieser Publié avec l‘aide de la Communauté franqaise de Belgique pour promouvoir son patrimoine littéraire. © Société nouvelle des Editions Pauvert. 1974 ISBN 2-7427-0343-8 Illustration de couvenure : Egon Schiele. La Belle-Smur dz I‘ar(i.s-Ie en robe rouge. assist (démil). I917 Graphische Sammlung Albertina. Vienne NEEL DOFF JOURS DE FAMINE ET DE DETRESSE roman BABEL VISION I1 neige ; j’ai la grippe ; sur la place, les gamins font des glissades. J e m’accoude a la fenétre et contemple cette vie sur la neige. Sont-ils souples et lestes, ces enfants ! Grands et petits s’en donnent : ils glissent ; ils se poussent ; ils tombent en grappes. Ah ! en voici un en loques, sale, la téte embrous- saillée, les sabots trop grands, les bas troués, les genoux pergant le pantalon, le fond de culotte en lambeaux ; pale, boursouflé, mais agile et rfiblé. Déja de loin, il prend son élan et fait une glissade d’une douzaine de metres. Dans cet élan qu’il ne parvient plus a maitriser, il en entraine d’autres, il en renverse sur son chemin. Aucun n’a mal. Tous cependant se ffichent, se redressent et tombent sur le petit : c’est qu’il est plus adroit qu’eux, et sale, et pouilleux. Ils le trainent hors de la piste, le roulent dans la neige, le cognent, et le jettent la bouche contre le trottoir. L’enfant se reléve, essaie de se défendre, le bras en bouclier ; mais il est seul. De rage et de douleur, il s’en va, boitant et pleurant pitoyablement. C’est ainsi que mon frére Kees nous revenait tou- jours, quand nous étions petits. Ce sensuel petit Kees, il avait d’admirables larmes, grandes et lim- pides comme des perles de rosée. En me retirant de la fenétre, j’aperg:us ma figure dans l’espion. Ma bouche était contractée, mes yeux en pleurs : je venais de revivre une des scénes dou- loureuses de notre misérable enfance. Ces scénes, dont nous sortions honnis et maltraités, étaient toutes provoquées par notre pauvreté, car, quand c’est pour le plaisir, ce sont toujours les déguenillés que l’on rosse. MES PARENTS Avant l’altération continue, sure, et comme métho— dique, que la misére fait subir aux natures les mieux trempées, mes parents étaient, dans leur milieu et pour leur éducation, deux étres plutét rares, tous deux d’une beauté exceptionnelle quoique diamé- tralement opposée. Mon pére, Dirk Oldema, était un Frison haut de six pieds, mince et élancé comme un bouleau, et d’une flexibilité incroyable. Il avait le teint trés frais, les yeux bleu clair lumineux, une denture mer- veilleuse, des cheveux chatain clair bouclés, une voix parlée franche et timbrée, et une voix chantante de ténor léger qui faisait s’arréter les passants. Son plus grand plaisir était, le soir, assis avec tous ses enfants autour de l’atre, de chanter en choeur, ou de raconter des anecdotes de sa vie de soldat, alors qu’il était trompette, avait un beau cheval et que, pendant que les autres étaient en ribote, il raccommodait les bas de tout le régiment pour pouvoir louer des livres. C’était la seule époque de bonheur qu’il avait eue dans sa vie. Ma mere, d’origine liégeoise, était petite et brune, d’une joliesse piquante, extrémement fine et bien prise, lisant des romans d’aventure, mais n’en ayant jamais eu dans la vie. Elle préférait le luxe au confort, et, a cause de son éducation sommaire, cela se manifestait par un bonnet a fleurs rouges et blanches sur une chevelure mal entretenue, ou des souliers vemis sur des bas troués. Sa joie était de sortir avec Mina, ma soeur ainée, pour aller voir les magasins, de choisir aux étalages des toilettes magnifiques pour nous tous, de se griser la-devant, et de discuter le gout et le choix, comme si c’était arrivé. Toutes deux rentraient la téte en feu, et continuaient la discussion devant une tasse de café sucré. Une des grandes attractions de ces belles choses efit été de faire enrager les voisines et les tantes. A défaut de ces élégances, quand ma mere avait un bonnet neuf ou une robe achetée au décrochez— moi—g:a, elle habillait le plus petit enfant le mieux qu’elle pouvait, partait se promener de long en large dans la rue ou habitait une des voisines ou des tantes qu’il s’agissait de faire fondre d’envie, et elle balangait la croupe et jouait avec l’enfant en affectant de ne voir personne ; mais, du coin de 1’ oeil, elle observait tout et venait nous raconter comment la tante avait écarté légérement le petit rideau en se cachant, puis avait envoyé la petite cousine Kaatje pour bien détailler la toilette de ma mere, et que bien sur la tante avait verdi de dépit de les voir, elle et son enfant, si bien attifés. Ma mere était cependant fort bonne et, malgré sa grande misére, je l’ai vue préter a ces mémes 10 voisines sa robe du dimanche pour la mettre au clou. Quand on lui témoignait un peu de sympathie, elle se donnait tout A vous, trop méme, et passait ses journées chez les autres, en lfichant le ménage et les mioches. Elle était plus rusée qu’intelligente et aurait en somme dfi étre une poupée de luxe : elle en avait toutes les aptitudes. Elle chantait toujours, en nous bergant dans ses bras, des louanges A la Vierge : “Marie, Reine des cieux !” puis il y était question de “robes de soie bleue”. Je ne l’ai entendue chanter que lorsque j’étais petite : plus tard, la misére le lui avait désap— pris. Je me souviens d’une voix trés timbrée, avec beaucoup de charme ; méme quand ma mere était vieille, sa voix parlée avait gardé tant d’inflexions, et son rire était resté si jeune qu’on devenait confiant et gai en sa compagnie. Mon pére se maria en quittant l’armée, et devint gendarme : ce qui le décida A accepter cette fonc- tion était surtout le cheval qu’il adorait. Ma mere, orpheline des l’Age de treize ans et obligée de gagner sa vie comme dentelliére, ne savait rien, mais rien, du ménage. Depuis l’aube jusque tard dans la nuit, elle avait dfi faire aller les fuseaux, ne se levant de sa chaise basse que pour se mettre A table et, tout de suite aprés le repas, reprenant ce travail Apre, qui lui donna des clignotements d’yeux sur les- quels je me guidais pour observer ce qui se pas- sait en elle. Aussi le premier repas qu’elle fit pour mon pére, fut des pommes de terre avec, comme sauce, de l’huile de lin au lieu d’huile alimentaire. ll Puis quoi ? Elle n’avait jamais eu de liberté : maintenant elle était mariée et pouvait bien aller bavarder un peu chez les autres femmes de gen- darmes. Et quand mon pére revenait de ses tour- nées, il ne trouvait rien de prét et devait souvent se remettre en selle sans avoir diné. Alors, aux haltes, il acceptait les petits verres qu’on offre volontiers aux gendarmes pour éte bien avec eux, et il rentrait, se tenant trop raide sur son cheval. Il fut déplacé plusieurs fois, puis révoqué. Il devint ensuite garde-chasse, mais il renonga a cette fonction de son plein gré : il lui était impos- sible de mettre les menottes a un homme qui, ne mangeant jamais de viande, avait tiré un lapin sur son propre champ. Quand mon pére entendait un coup de fusil qui lui semblait suspect, il faisait un détour, et, a la nuit, il allait prévenir le paysan qu’il serait obligé de confisquer, le lendemain, le fusil caché sous les navets et de dresser procés—verbal. Aprés, toujours par amour du cheval, il entra comme cocher dans les grandes maisons ; mais cou- per sa moustache l’horripilait, et il n’y resta pas. Il s’engagea chez des loueurs et, de chute en chute, devint cocher de fiacre. La premiere fois qu’il monta sur le siege d’un fiacre, il fut honteux comme d’une déchéance, mais plus tard il en jugeait autrement, et disait que les cochers de fiacre étaient des ouvriers, tandis que les cochers de maitre étaient des domes- tiques. Ma mere pouvait rester des jours sans manger et n’en était guére incommodée, tandis que mon pére 12 souffrait énormément de ces privations, et, quand alors il entrait un peu d’argent, il y avait des conflits. L’un voulait tout dépenser a de la nourriture ; l’autre prétendait en distraire une partie pour des vete- ments ou autres choses indispensables. Aussi ma mere avait—elle toujours un bas et faisait-elle des cachotteries continuelles, qui mettaient mon pére en fureur. Ces deux étres, de race et de nature si différentes, s’étaient épousés pour leur beauté et par amour ; leurs épousailles furent un échange de deux virgini- tés ; ils eurent neuf enfants. Pour le surplus, peu de leurs gouts et de leurs tendances s’accordaient, et, avec la misére comme base, il en résulta un gachis inextricable. Nulle part, autant que chez nous, je n’ai entendu parler de beauté. Quand nous nous révions riches, nous nous entretenions surtout de ce que nous aurions appris, de toutes les belles choses dont nous nous serions entourés, et, pour des affamés comme nous, la nourriture ne venait qu’en demier lieu. J’ai souvenance d’un dimanche aprés—midi ou mon pére voulait faire la lecture a ma mere, qui avait un nouvel enfant au sein ; il en était empéché par les voisins de l’étage au—dessus, qui recevaient des amis et s’amusaient a chanter, en tapant des pieds en cadence et en frappant avec des couteaux sur des verres. Il avait déja, a plusieurs reprises, fermé son livre en jurant, quand on frappa a la porte. C’était la voisine qui venait inviter mes parents a partager leur divertissement. — Je me disais : les voisins n’ont jamais rien ; ils lisent par ennui. Alors, si vous vouliez prendre part A notre plaisir ? Mon pere remercia, mais d’un ton légerement hautain, ou pergaient son mépris et sa mauvaise humeur de ce qu’on l’avait cru capable de s’amu- ser A de semblables vulgarités. La femme se retira confuse. Mon pere était pris A la campagne d’une joie tel- lement émue que les larmes lui montaient aux yeux ; jusqu’au coassement des grenouilles dans les mares l’intéressait, et, quand nous voulions leur jeter des pierres, il nous disait : — Vous allez interrompre leurs causeries, et elles s’expriment si bien dans leur langage ! Elles font ménage comme nous, ont des enfants, mais ne doivent pas avoir autant de misere, car elles ne seraient pas si gaies. Apres ma neuvieme ou dixieme année, je ne me rappelle plus grand-chose de sympathique chez nous. La misere s’était implantée A demeure ; elle allait s’aggravant A chaque nouvel enfant, et l’usure et le découragement de mes parents rendaient de plus en plus fréquents les jours de famine et de détresse. QUAND JE ME REVEILLAI, C’ETAIT LE SOIR J’avais eu la rougeole et m’étais, un apres—midi, échappée de la maison pour regarder des gargons jouer :‘1jeter des billes dans des tuyaux de pipe fichés en terre. Je m’étonnais de voir leurs ombres s’agrandir ou se rapetisser suivant leurs mouve- ments, et je me demandais d’o1‘1 provenaient ces ombres et pourquoi elles s’agrandissaient et se rapetissaient ainsi, quand je me sentis tout 51 coup empoignée par derriere, secouée dans tous les sens, et une voix criait : — Méchante fille, tu pourrais mourir d’étre sor- tie ! C’était notre servante qui m’arrangeait de cette fagon : nous avions, quelle dérision ! une servante. Ma mere, n’ayant 51 cette époque que cinq enfants, pouvait encore s’occuper de son métier de dente1— liere, et, comme l’ouvrage abondait momentané— ment, elle avait dfi engager une petite bonne pour l’aider dans le ménage. Ce11e—ci me battit convena— blement, comme c’est 1’usage dans le peuple quand un enfant se fait mal ; puis elle me coucha dans ma petite creche en bois, posée par terre contre le mur. 15 Je m’endormis et, quand je me réveillai, c’était 1e soir. Ah ! 1’exquise sensation de bien-étre et d’inti- mite’ ! La chambre était bien éclairée ; un bon feu brfilait dans 1’atre ; ma mere faisait des dentelles au métier et mon pére lisait a haute voix les Mille et Une Nuits ; parfois i1 s’arrétait pour échanger des réflexions avec ma mere. — Cato, si nous n’avions qu’a dire : “Sésame, ouvre—toi !” je ne te laisserais pas t’abimer ainsi les yeux, 1e soir, a cette dentelle. — Soyons contents que j’aie trouvé ces com- mandes dans cette petite ville. Puis j’aime mon métier : cette guirlande est tellement jolie ; des feuillages, avec lesquels les enfants jouaient, m’en ont donné 1’idée. Mon dessin est trés bien venu, et maintenant cela m’amuse. Et ses doigts mélaient les fuseaux avec une telle agilité qu’on ne pouvait les suivre. Dans la chambre était répandue la délicieuse odeur du foie de boeuf au vinaigre, qui mijotait dans un coin de 1’atre, qu’on mangerait tantot, et dont j’aurais ma part. Mon pere a11ait de temps a autre soulever 1e couvercle pour gofiter et, en léchant bien la cuillere, i1 disait : Cato, ce sera bon. J ’écoutais lire mon pére, je humais la bonne odeur, et je me rendormis. Qui dort dine. PREMIER EXODE Mon pere, tres bon travailleur, avait l’art de se faire prendre en grippe : il montait top que la bétise et la vulgarité lui répugnaient. Il dut donc quitter la petite ville pour chercher de l’ouvrage ailleurs, et se ren- dit 2 Amsterdam, d’o1‘1 il écrivit bientot a ma mere de venir le rejoindre. — Vends nos vieilles loques, ajoutait-il, pour faire le voyage, tu touveras ici ce qu’il faut. Ma mere savait ce que cela voulait dire : il y avait de tout dans les magasins, mais nous aurions pu coucher entre quatre murs. Mon pere s’imagi— nait toujours que tout allait nous tomber du ciel, et déraisonnait alors completement. Elle ne tint donc aucun compte de cet enfantillage et obtint du Bureau de bienfaisance notre transfert 2 Amsterdam. On avait trouvé place, pour nous et notre pauvre mobilier, sur une barque de transport de marchan— dises. Ce fut un soir que deux employés du Bureau de bienfaisance vinrent nous chercher pour nous embarquer. Ma mere avait ma soeur Naatje au sein ; les employés, tres gentils, tenaient les quatre autres enfants par la main. C’était a marée basse ; il fallait descendre une grande échelle ; je me rappelle tres bien 1’épouvante que nous éprouvames devant cet abtme noir : un de mes freres criait “qu’il ne voulait pas aller sous l’eau chez pere” ; moi, comme d’habitude, je trem- blais et essayais de faire la brave. On nous descen- dit un a un et 1’on nous fit entrer dans la cabine commune : i1n’y avait d’a1c6ves que pour le person- nel, et rien pour nous asseoir. Les bateliers étaient visiblement ennuyés de cette marmaille qui pleu- rait, faisait pipi. .. et le reste. La barque se mit en route. Nous étions affalés sur le plancher ; ma mere s’y assit a son tour, étala autour d’e11e ses jupes sur lesquelles nous nous couchames tous, 1a téte dans son giron ; Naatje tétait toujours. Je ne pus dormir ; je n’avais que cinq ans, mais je me souviens tres bien qu’un homme entra, nous regarda avec antipathie, se déshabilla sans géne et se coucha ; i1 jurait chaque fois qu’un des petits toussait ou pleurait. Vers 1e matin, ma mere se mit a torcher, laver et habiller les enfants pour l’arrivée a Amsterdam. Le Bureau de bienfaisance n’avait payé que notre transport, comme pour les tonneaux d’hui1e et autres denrées. I1 nous avait fait coucher a terre, telles une chienne et sa portée, et ma jolie mere, avec son nourrisson au sein, n’avait pas regu une tasse de café... rien. .. rien. .. C’est ainsi que, grelottants et pales de froid et de faim, nous arrivames par 1’Amste1 a Amsterdam, 01) mon pere nous attendait sur les écluses. Pendant 18 que la barque se trouvait arrétée par la manoeuvre, on nous hissa sur les passerelles. I1 n’y avait de garde- fou que d’un cété, et, sur ces planchettes, mon pére, toujours casse-cou, nous fit passer d’éc1use en écluse jusque sur le quai. Puis, par les rues, les ponts et les canaux, i1 nous conduisit dans une impasse 01) i1 avait loué une chambre, au premier étage d’une masure. Nous efimes du café et des tartines, et on nous coucha sur de la paille, dans un placard noir et ferrné. RELIEFS ET ORIPEAUX J ’ai souvent lu et entendu dire que le parfum d’une fleur, le gout d’un fruit évoquaient chez certaines personnes un épisode exquis ou poétique de leur enfance ou de leur jeunesse. Eh bien ! a d’infimes exceptions pres, mes souvenirs, a moi, ne sont jamais ni exquis, ni poétiques. Toutes mes sensations les plus fraiches et les plus pures furent gachées par la misere, l’ignorance et la honte. Ce n’est du reste pas en sentant une fleur, ni en gofitant un fruit, mais en mangeant du fromage de Hollande, que je me suis souvenue d’une page de ma toute jeune enfance. Déja notre misere devenait intense, a cause du nombre d’enfants qui augmentait chaque année. Une de mes tantes était servante dans une grande maison de prostitution ; elle était tres bonne pour nous. Elle nous faisait venir le soir aux alentours de cet établissement, quand celui-ci battait son plein et que la surveillance était relachée, et nous donnait les reliefs de table de ces dames, entre autres des crofites de fromages, dont le gofit, ravivé en moi l’autre jour, me fit revoir tout cela comme cinema- tographié. 20 Ma tante nous apportait également, cachés sous ses vétements, des noeuds, des rubans de soie et de velours dont ma mére gamissait nos chapeaux, des Corsages décolletés en soie écossaise qu’e11e chan- geait pour nous et dont elle nous attifait, a la grande stupéfaction des voisins. Je me rappelle une ado- rable petite robe que ma mére me fit avec des bandes d’étoffe a menus carreaux noirs et jaunes, qu’e11e avait cousues ensemble, en dissimulant chaque couture sous un petit pli. Et de tous ces reliefs et oripeaux se dégageait un parfum suave, que nous savourions avec délices. TETES ET PEAUX D’ANGUILLES Le samedi soir, quand mon pére recevait sa paie, ma mere et ma soeur ainée allaient 1e chercher, et alors on achetait de bonnes choses £1 manger avec les tar- tines. Moi, je devais garder la maison et les petits qu’on avait couchés. Nous habitions une cave au Haarlemmerdyk. Ma mere et ma sceur parties, je m’asseyais sur le petit perron en contrebas de la rue, pour regarder les passants. Je les voyais d’en bas : j’avais la téte et les bras couchés sur la planche de l’égout, qui bor- dait les maisons des villes hollandaises. De temps en temps, je descendais mettre la sugotte dans la bouche d’un des petits qui criait, puis je reprenais ma place. Les passants se faisaient rares. Je me cachais dans notre cave chaque fois que le veilleur de nuit passait, en criant1’heure et en agitant sa crécelle qui me terri- fiait ; quand i1 avait disparu, je remontais m’asseoir. Le sommeil m’envahissait ; mais l’appel de la marchande d’angui1les fumées, que j’entendais dans le lointain, me réveillait, et me donnait 1’espoir que mes parents allaient rentrer et apporter des anguilles 22 fumées, ou des harengs saurs, ou peut—étre bien des saucisses bouillies. Cependant, vaincue par la fatigue, je m’endorrnais sur le perron, et le veilleur de nuit me descendait dans la cave, ou i1 me couchait sur le grabat £1 coté des autres enfants. Mes parents avaient pour devise : Qui dort dine. Le matin, mes petits freres et soeurs et moi, nous trouvions les tétes et les peaux des anguilles fumées ou des harengs saurs, restes des agapes de la veille, que nous mangions alors avec nos tartines. DEUXIEME EXODE Nous nous étions établis a Holland op zyn Smalst, pendant qu’on y construisait le canal d’Ymuiden. Mon pére avait du travail dans les écuries, mais il ne faisait long feu nulle part : nous dfimes encore une fois quitter. Il partit a pied pour Amsterdam, ou il trouva tout de suite de 1’occupation sur sa bonne mine. Il vint donc, un dimanche, nous chercher. On avait loué, pour six florins, une charrette de paysan qui devait nous conduire la nuit a Amsterdam. Quoique nous eussions retenu toute la charrette, le paysan l’avait en grande partie remplie d’ob jets a lui : des tonneaux, des paniers et aussi un énorme moulin a café de magasin, qu’il voulait faire aigui— ser en ville. Nous voila lamentablement entassés, partis, dans l’obscurité, par les routes serpentines, pavées en briquesjaunes, de la Hol1ande.Au-dela de Haarlem, nous longeames pendant des heures une digue. On ne voyait pas ses doigts devant les yeux et on n’entendait que le mugissement des vagues montant contre les berges et les cris stridents des oiseaux de nuit. La charrette s’arrétait a chaque instant ; mon 24 pere descendait pour voir si nous étions encore au milieu de la digue et parler au cheval qui avait peur. Le danger était grand sur cette étroite bande, éclairée par une lanteme falote attachée a la char- rette. Les enfants criaient. Ma mere, comme 51 chaque danger, récitait1’Evangi1e de saint Jean : “Au com- mencement était 1e Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu.” Mon pere jurait ; 1e paysan restait silencieux. Un choc de la charrette fit tomber le grand moulin a café sur ma figure. Je me mis a hurler ; mais ma mere, qui ne pouvait voir ce qui m’était arrivé, se facha et me donna des taloches pour me faire taire. Toute ma figure s’enfla prodigieusement jusqu’a me fermer les yeux. Quand 1e jour se leva, je recom- mencai doucement a gémir et dis : — Mere, regarde-moi, je ne vois presque plus. Ma mere, effrayée, se plaignit que, malgré que nous eussions payé pour toute la charrette, 1e pay- san l’avait encombrée au point de tuer presque ses enfants. Nous arrivames de grand matin a Amsterdam sur le Haarlemmerdyk, 01) mon pere avait loué une cave. II prit les enfants, un a un, sous les bras, et les fit sauter a terre. Moi, a cause de ma figure tuméfiée, il me porta jusque dans la cave, en me consolant : — Ma pauvre petite “Poeske*”, ne te plains plus : nous avons manqué tous étre noyés. * Petite Chatte. NON ! NON! Les jours oh la misere ne nous talonnait pas trop, j’avais des joies et des sensations exquises, par le seul effet de mon imagination. Je prenais, ces jours- la, ma poupée, mes osselets, mon sac rempli de mor- ceaux de porcelaine et de fa'1'ence, adornés d’une fleurette ou d’une arabesque, etj’a1lais surles grands canaux, a la recherche d’une belle maison. Les grands canaux d’Amsterdam m’inspiraient beaucoup de respect : je ne pouvais me réver Cen- drillon que dans une de ces maisons du XVII‘ ou du XVIII‘ siecle, a haut escalier double de granit bleu, cloturé de grilles et de chaines de fer forgé, a la majestueuse porte sculptée, vert foncé comme l’eau bourbeuse des canaux, et dont une ferrure, martelée et oiselée ainsi que de l’orfevrerie, grillageait la large imposte. Les vieux arbres qui se reflétaient dans l’eau et les barques qui y glissaient comme sur de l’huile, me donnaient une sensation de paix que plus jamais, dans aucun pays, je n’ai retrouvée. Je choisissais une marche du perron et vidais mon sac : je disposais mes morceaux de fa'1'ence tout autour de la marche, comme des plats sur un 26 dressoir, et asseyais ma poupée au milieu. Tout en jouant, mon esprit se délectait dans des réves qui se passaient a l’intérieur de la maison. J’y habitais en compagnie des personnages des contes de Perrault. J ’avais des salles remplies de poupées de toute gran- deur, habillées comme les princesses des images d’Epinal : elles étaient coiffées de vraies chevelures, avaient des yeux qui s’ouvraient et se fermaient, et elles disaient “Papa” et “Maman”. Ou je naviguais sur les canaux dans une barque bleue, dont la voilure était de toile orange. Quand je me révais la Belle au bois dormant, le bois m’embarrassait fort parce que je n’en avais jamais vu. Aussi me faisais—je dormir dans ma barque bleu ciel : elle serait venue a la dérive d’une ile du Zuiderzee, par tous les méandres des canaux de la ville, et aurait ainsi vogué doucement jusque dans le canal des Seigneurs ; la, un gentilhomme, avec des dentelles a ses habits, l’épée au coté, serait monté dans la barque, m’aurait éveillée et conduite dans la belle maison sur l’escalier de laquelle je jouais. J ’aurais préféré cependant étre réveillée par une jeune dame blonde, a qui j’eusse tendu les bras en ouvrant les yeux. Quelquefois la porte de la maison s’ouvrait, lais- sant passer une vieille dame a crinoline, au chapeau a bavolet, a la figure placide encadrée de bandeaux pommadés et de repentirs gris. Ou bien c’était une jeune femme habillée, a la demiere mode, d’un pale- tot sac sur la jupe grise, collante du haut et s’évasant 27 dans le bas en une traine qui balayait le pavé ; elle était coiffée d’un gros chignon a bouclettes et d’un tout petit chapeau rond pique’ sur le devant ; de grandes boucles d’oreilles en jais se balangaient au bout des lobes allongés ; elle avait en main une minuscule ombrelle de soie verte, bordée d’une frange, et dont le manche en ivoire était replié. Les dames me laissaientordinairement sur le per- ron, en disant un aimable : — Tu joues, petite fille ? Et le son de leurs voix et leur maniere de pro- noncer les mots me charrnaient. D’autres fois, de dessous le perron, par la porte de service, sortait une servante a robe d’indienne claire, au tablier blanc, et en pantoufles de tapisserie a fleurs ; le bonnet de tulle tuyauté était posé sur le sommet de la coiffure a houppe ; elle portait un petit panier plat en osier blanc pour les emplettes, et passait rarement sans me faire déguerpir ou me dire : — Méchante fille, tu fais l’école buissonniere ! Si je me révais compagne des belles dames qui habitaient ces somptueuses demeures, ces apos- trophes me rejetaient dans la réalité, et, a défaut de mieux, j’aurais bien accepté d’étre une de ces jolies soubrettes. Ma robe de Paques n’était jamais aussi immaculée que leurs robes de travail ; et puis ces beaux bras nus, énormes et rouges, m’attiraient. Ma mere, ma soeur ainée et nous tous avions des bras tres minces, avec des poignets de rien du tout, qui déplaisaient fort aux femmes de l’impasse. J usqu’aux 28 nichons menus et haut placés de Mina faisaient l’ob jet de leurs quolibets, et elles lui souhaitaient, de bonne foi, une poitrine basse et allongée, qui ballotterait dans le corsage. Une fois que j’étais installée sur un perron du canal des Seigneurs, une jeune dame sortit de la maison, accompagnée d’une fillette de mon age : a peu pres dix ans. La petite fille s’arréta pour regarder mes joujoux ; puis elle chercha dans sa poche, y prit une piece de monnaie et voulut me la donner. Je fermai mes deux mains et les mis derriere mon dos, en regardant la petite demoiselle. Elle rougit jusque dans le cou et se sauva pres de la dame ; elle lui entoura le corps de ses bras et, cachant sa figure dans les vétements, pleura en lui parlant. La dame la conduisit vers moi et m’offrit des bonbons que j’acceptai ; puis elle s’adressa a la fillette en une langue étrangere. La petite répondit dans cette langue : Non ! Non ! en trépignant et en cachant ses mains. La dame parlementait et, lui prenant une main, la mit dans la mienne. Nous nous regardames. Elle avait les yeux bleus et les cheveux blonds bouclés, comme moi. Je la comprenais mieux en ce moment que je n’avais jamais compris les gens de ma classe ; mais pour- quoi, étant si semblables, était—elle si autre ? Je l’au- rais griffée, je l’aurais piétinée pour cette différence, que je ne pouvais comprendre et qui me semblait hostile. Quand elles furent parties, je me demandai quelle était cette différence, d’ou elle provenait, et de 29 bonne foi, des ce jour, je fus persuadée que les riches étaient faits d’une matiere plus précieuse que nous, les pauvres. J ’en étais convaincue quand ils parlaient, quand ils riaient surtout, et qu’ils savaient exprimer ce que, moi, je sentais seulement. Mais autre chose m’était encore resté. Ces “Non ! Non !” dits d’une voix énergique, mais délicieuse, par la petite demoiselle, m’avaient paru les mots les plus beaux, les plus aristocratiques que j’eusse jamais entendus. J ’ignorais ce qu’ils voulaient dire, maisje me les étais incrustés dans la mémoire, et la premiere fois que je les pronongai fut quand Mina voulut m’envoyer faire une course, au lieu de me laisser mettre des papillotes dans les cheveux de Naatje. Je lui répliquai, en trépignant comme la petite fille et en imitant sa voix, par des : “Non ! Non !” qui la firent s’arréter de nettoyer, et ma mere de ravauder. — Mon Dieu ! ou cette créature enfantine a—t—el1e cherché ces mots ? C’est du frangais ! — Du frangais ? fit Mina ; ou voulez—vous qu’elle l’ait pris ? Ce sont des mots que cette niaise invente, comme elle en invente toujours. — Si ! Si ! c’est du frangais :je me rappelle fort bien que ma mere, quand j’étais petite, parlait le frangais avec son frere de Liege, et que “Non, Non” revenait souvent dans la conversation. on as—tu entendu ces mots ? Je ne voulais rien dire. Mina soutenait mordicus queje les inventais. Je n’inventais jamais rien : les termes inusités dont je me servais, je les avais lus 30 ou entendus, et je les répétais 51 la grande exaspéra— tion de ma famille ; mais jamais je ne m’étais servie d’aucun comme de ceux-ci. Devant une injustice, je criais : “Non ! Non !” Quand on voulait me prendre mes joujoux, je trépi- gnais : “Non ! Non !” Enfin “Non ! Non !” étaient devenus pour moi les mots suprémes de la protes- tation, et j’en avais si bien saisi la signification que je suis sfire de ne les avoirjamais dits £1 contresens. A L’ECOLE CATHOLIQUE Comme les deux bras de mon pere ne pouvaient suffire £1 nourrir dix bouches, et que ma mere, 51 cause de ses huit enfants, avait dfi abandonner son métier de ‘dente11iere,1a misere était continue chez nous. Aussi, de temps 51 autre, ma mere écrivait-e11e 51 quelques dames charitables pour obtenir des secours ; parfois, on nous en donnait. Peu de gens savent étre bons sans se méler de vos affaires. Une de ces dames avait décidé que je ne pou- vais continuer £1 fréquenter 1’éco1e communale et que je devais aller £1 une école catholique. Elle avait, en payant cinq florins pour 1’admission, 1e droit de placer une enfant dans cette école. La premiere fois que je m’y rendis, je portais une petite robe en indienne lilas, un tablier blanc propre, et un ruban bleu dans les cheveux. Une soeur novice me conduisit jusqu’é1 la classe que je devais suivre, et dit £1 la soeur qui la dirigeait : “C’est la fillette de Mme. en nommant la dame qui avait versé les cinq florins. Je fus saisie et regardai rapidement les petites filles pour voir si e11es avaient entendu. 11 y en avait une qui, tout de suite, me dévisagea avec dédain. Les autres me 32 regurent tres bien. Celle qui se trouvait derriere moi me demanda mon nom. Je lui répondis : — Keetje Oldema. Elle se mit a me caresser les cheveux et le cou : cela me parcourait des pieds a la téte exquisement, et puis la nouveauté de la chose me charmait. Ici, on n’allait donc pas me taiter en paria. J e devais bientot déchanter. La petite qui me caressait, avait dfi aperce— voir mes crofites et mes poux, sous mes beaux che- veux blonds ondulés. J e l’entendis chuchoter avec sa voisine et dire : “Pouah !” Celle qui avait surpris le nom de la dame l’avait répété aux autres et, a la sortie de l’école, on me traitait déja avec mépris. Au bout de quinze jours, j’étais, comme partout, la béte noire de tous. Si je m’approchais, on se taisait ; si je disais quelque chose, on me tournait en ridicule ou on s’éloignait. La fille d’un cireur de bottes, mais que sa mere tenait propre, avait inventé que mon pere, a moi, était l’aveugle bien connu du béguinage, qui ven- dait des allumettes, et on ne m’appelait plus que : “Des Rouges claires, monsieur”, mots dont il se servait pour offrir ses allumettes aux passants. Ma révolte et mon humiliation ne connurent plus de bornes. Ca, mon pere ! quand mon pere était un admirable Frison, haut de six pieds, beau comme une statue, aux yeux bleus limpides et aux cheveux bouclés. Ce vieillard caduc, ignoble, mon pere ! quand mon pere était jeune et souple, et sautait, de la croupe a la téte, par-dessus un cheval. J’en hur- lais de rage ;je trépignais,je leur expliquais, mais 33 ma frénésie augmentait encore leur joie. Elles fini- rent par me tirer les cheveux : mes crofites s’ouvri- rent et le sang me dégoulina dans le cou. Mais que devins—je1’hiver ? Comme, a cause du froid, on ne laissait pas retoumer les enfants chez eux, ils apportaient leur déjeuner. Nous traversions justement une période de famine noire : mon pére n’avait pas de travail. Le premier jour, je prétextai que j’avais oublié mon déjeuner, et la soeur me laissa partir. Mais la seconde fois, voyant que je n’avais rien apporté, elle m’appela et je dus avouer notre misere. Cette pieuse fille, mais peu psycho- logue, s’adressa aux enfants, en disant qu’une de leurs petites camarades n’avait rien a manger, que celles qui avaient trop de tartines devaient lui en donner. Je me trouvais a coté de la soeur, tremblante de honte et de mortification. J e préférais la faim, ga me connaissait : la faim est silencieuse et, si vous savez vous taire également, elle vous détruit en douceur. Mais ces petits anges, a qui on faisait appel, me ter- rifiaient. J e déclarai a la soeur que je n’avais besoin de rien, que ma mere était sortie quand j’avais dfi partir pour 1’éco1e, et que je mangerais le soir. Je lui avais confié tout bas notre détresse, mais ceci, je 1e disais haut pour étre entendue des autres. La soeur ne 1e prit point ainsi : elle me traita d’orguei11euse et de menteuse, ajoutant : — I1 n’y a honte a avouer sa pauvreté, et vos petites camarades vont montrer qu’elles sont mei1— leures que vous. 34 I] y en eut qui m’apporterent une crofite rongée. D’autres me donnerent des morceaux mordus. Je ne voulus de rien, décidée a ne plus venir a l’école plu- tot que de subir pareilles humiliations. A la sortie, toutes m’attendaient et commencerent a me houspiller. Je me défendis des pieds et des mains, et en mordis cruellement une qui me grif- fait la figure. Mais elles m’acculerent 51 un mur, et ensemble me cognaient, me tiraient par mes boucles et me crachaient au visage, quand un homme, a grands coups de pied dans le tas, vint me délivrer. A la maison, je suppliai ma mere de ne plus m’en- voyer en classe, puisque partout on me maltraitait a cause de mes poux et de note pauvreté. Elle répondit que je devrais forcément rester a la maison pour garder les enfants : qu’elle allait étre obligée de courir les établissements de charité afin d’obtenir des secours, car pere, n’ayant pas de tra- vail, était parti en chercher dans une autre ville. Tous nos pauvres petits ont été traités de la sorte a l’école. Kees et Naatje rentraient ordinairement la figure tuméfiée, et en pleurs. Kees était si innocent qu’il disait a ceux qui voulaient maltraiter sa soeur : — Prends garde, si tu oses frapper mon petit frere ! Et il pleurait de grosses larmes, en la protégeant. LA SOUPE AUX POIS Ma mere avait regu quatre cartes pour quatre por- tions de soupe aux pois. I1 fallait aller la chercher. Nous nettoyames le mieux possible notre unique petit seau en bois, qui servait a tous usages. Et, avec un plat blanc comme couvercle, cela nous semblait convenable. Nous n’étions jamais allés chercher de soupe. Ma mere était fort génée de ce seau, qui indiquaitc1ai— rement ou nous nous rendions. Les gamins criaient apres nous : “Snert emmer, Snert emmer*!” Aussi, pour éviter une grande artere tres fréquentée, fit- elle un long détour par les ruelles a bouges pour matelots. En arrivant a 1’orphe1inat luthérien, 01) on distri- buait la soupe, nous dfimes faire la queue. Ma mere n’osait pas : elle me passa 1e seau et alla m’attendre aux environs. Je revins, le seau rempli de bonne soupe bien chaude. 11 y avait du verglas ;j’avais de grands sabots de ma mere aux pieds ;je me tenais, de ma * Snerr 2 soupe aux pois. Emmer 2 seau. 36 main libre, aux chaines du perron de l’orphelinat. Le verglas me fit glisser sous les chaines, et je tom- bai sur le dos en répandant la moitié de la soupe. Je pleurais. Un homme vint a mon secours : il me ramassa et bougonna que ce n’était pas une charge pour une petite fille. 11 se disposait a porter mon seau, quand je lui dis que ma mere était au milieu de la rue. — Ta mere ! Eh bien, alors ? En effet, ma mere nous regardait sans approcher, mortifiée et rougissant de honte et de colere de ce que j’avais signalé sa présence. Quand l’homme me conduisit vers elle et lui manifesta son étonnement, elle ne trouva a répondre que : — I1 n’y a rien a faire avec cette créature enfan— tine ! J ’avais onze ans. Elle saisit le seau, me jeta un regard furibond, et, en dandinant son corps appesanti par la grossesse et, faisant de ses sandales “Klots, Klots” dans la boue, elle prit le méme détour par les ruelles a prosti- tuées. Je la suivis a distance, et nous rentrames chez nous piteusement. Pour comble de misere, la soupe avait pris le gout du seau qui servait a tous usages. CATECHISME ET PREMIERE COMMUNION Je suivais depuis deux ans le catéchisme de pre- miere communion et étais chaque fois renvoyée a l’année suivante, parce que je ne savais jamais ma legon. Le tapage continuel de huit enfants dans notre unique chambre me rendait toute étude impossible. Je voulais en finir : non pas que je croyais, la religion n’avait jamais eu aucune prise sur moi, mais je m’apercevais que je commengais a passer pour une béte et, cela, je ne le voulais pas. Puis, pour une fois au moins dans ma vie, je serais habillée de neuf des pieds a la téte. J e m’étais donc juré de faire ma premiere com- munion cette année. Je choisis, pour étudier ma legon, un perron sur un canal :j’en nettoyai une marche avec mon jupon et me mis a apprendre par coeur les questions et les réponses. Cela allait tout seul : moi qui me croyais incapable d’appren— dre, je retenais, en les répétant deux ou trois fois, des réponses de six ou sept lignes ;j’étais sauvée. La premiere fois que je me représentai au cate- chisme, le vieux curé interrogea toutes les petites 38 filles, excepté moi. Je finis par lever timidement le doigt, en disant : — Vous m’oubliez, monsieur le curé. — Non, mais tu ne sais jamais. — Aujourd’hui je sais, monsieur le curé. — Eh bien ! viens ici. Je débitai ma legon d’un trait. Quand j’eus fini, il me leva la téte sous le menton. — Tu sais méme tres bien ta legon, fit—i1 ; com- ment as-tu fait ? — Je ne pouvais jamais l’apprendre chez nous a cause du bruit, et parce qu’on ne me laissait pas tran- quille. Maintenant je vais sur un perron : la, je suis seule eta l’aise. — Sur un perron ? Tu apprends ta legon sur un perron ! Et quand il pleut ? — Il n’a pas encore plu. Il hocha la téte. Quand la pluie vint, et méme la neige, je me réfu— giai aux latrines qui se trouvaient sous beaucoup de ponts d’Amsterdam. Je devins bientot une des premieres du caté- chisme et, quand le vieux curé voulait en avoir plus vite fini, il me choisissait souvent pour l’aider a interroger. Un jour, il me chargea de faire répéter quate fillettes. Parmi elles était une métisse indienne du grand monde (les jours de pluie, elle arrivait en équipage). Elle me regarda avec une telle aversion que j’en restai tout interloquée. “Comment ! parlait son regard, cette pouilleuse va m’interroger, moi !” Mais il fallait bien qu’elle obéit : le curé l’avait 39 ordonné. Elle me répondait a voix si basse que je la comprenais a peine. Cependant, pour me faire bien voir d’elle, je lui dis : — C’est parfait,jeune demoiselle, je dirai a mon- sieur 1e curé que vous savez tres bien vote legon. Elle retroussa ses levres de négresse et fit : “Pheu. . d’un air si dédaigneux que j’en bafouillai pour de bon. Cet hiver—la, nous ffimes expulsés de notre im- passe, et j’aurais dfi suivre le catéchisme a l’église de notre nouvelle paroisse. Mais je voulais avoir l’image de saint qu’on recevait au dixieme bon point :j’en avais déja sept et le vieux curé m’avait promis que mon image serait belle, parce qu’il voyait bien maintenant que j’étais une brave petite fille. Je continuai done a me rendre a mon ancienne église. Or, voila que le jour du dixieme point, ce fut le vicaire qui fit 1e catéchisme et, pour comble de mal- chance, je tirai la langue a l’Indienne a un moment 01) 1e vicaire se retoumait. Il se fficha et dit que c’était manquer de respect a Dieu d’oser tirer la langue dans sa maison. Pour me punir, il me fit agenouiller devant le maitre-autel, les bras levés au—dessus de la téte et un tabouret dans chaque main. Quand tous furent partis, je déposai un tabouret — car deux, c’était trop lourd — , et (les deux mains, je soutins l’autre aussi haut que je pouvais. Mais vaincue par le chagrin d’avoir perdu mon dixieme point, je finis par déposer aussi celui-la, et, pleurant a chaudes larmes et sacrant comme mon pere, je me couchai 40 tout du long devant 1e maitre—aute1, sans m’in— quiéter de Dieu. Ainsi me trouva une des servantes du curé, qui s’enquit pourquoi je pleurais. J e 1e lui racontai, en ajoutant que mes dix points étaient irrémédiab1e- ment perdus, puisque, pour faire ma premiere communion, je devais aller a ma nouvelle paroisse. Elle partit sans m’encourager ; mais, que1quesins— tants apres, le vicaire vint, cachant derriere sa sou- tane un rouleau de papier blanc. 11 me demanda si je regrettais d’avoir manque’ de respect a Dieu, et comme je répondais “Oui”, i1 me donna1’image : un saint Pierre avec les clés du ciel. J ’aurais préféré une Ascension de la Vierge, pour les guirlandes de fleurs qui 1’entouraient, mais enfin ceci était un prix que j’avais gagné. A l’éco1e, je n’en avaisjamais eu, parce que j’étais tres sale, toujours déchirée, et peu assidue. Nous -devions continuellement déménager sous menace d’expu1sion, a cause du loyer qu’on ne pouvait payer, et ma mere, négligente, attendait parfois six mois avant de faire la transcription d’une école 51 1’autre. Aussi étais-je toujours la derniere, comme du reste tous mes freres et soeurs. J ’étais cependant capable d’apprendre ce qu’on aurait voulu, et j’avais des dons. Ma voix était si jolie qu’un des institu- teurs ne manquait jamais de se mettre de mon coté, la téte penchée vers moi, quand on chantait en choeur. A la gymnastique, on faisait grimper aux échelles filles et garcons ; mais moi, qui étais souple comme un chat, je devais descendre des 1e troisieme 4| échelon : l’instituteur de garde, voyant mes dessous en guenilles, n’osait pas me laisser monter, que n’aurais—je donné cependant pour grimper la—haut ! Et ainsi pour tout ! La premiere communion approchait. Le curé de note nouvelle paroisse venait d’étre nommé : il était plein de zele et de délicate bonté, et s’occupait beau- coup de donner un grand éclat 2 cette cérémonie. Au lieu de distribuer aux pauvres des uniformes qui les désignaient, il s’arrangea avec les dames patronnesses pour remettre aux meres l’argent des toilettes. Depuis longtemps, ma mere et moi, nous par- lions de cette robe qui allait me stigmatiser ; mais elle regut dix florins, et nous pfimes acheter tout 2 notre gout. J ’eus un chapeau blanc entouré de gaze, une robe grise 2 ruches effilées, raide comme une planche, qui m’encaissait au lieu de m’habiller, de hautes bottines 2 lacets de soie blanche avec deux petites floches sur le pied, et des gants de coton blanc. Une dame me donna du linge de sa fille, si bien lavé et repassé que c’e'tait plus beau que du neuf. Mes cheveux bouclaient naturellement, mais l’avant—veille de la premiere communion, on me mit trois étages de papillotes, et, le matin méme, on touma chaque boucle sur un baton, en la mouillant de café sucré pour la tenir raide : cela me faisait une chevelure toute brune, 2 moi qui étais blond épi. Je m’habillai de grand matin et, frissonnante d’éte aussi belle, je me rendis 2 la cure avec ma mere. J e la 42 précédais de deux pas, tenant de la main gauche un petit mouchoir de mousseline déplié devant moi, et de la main droite mon livre de prieres. Toutes les fillettes étaient un peu pales d’étre a jeun ; moi, cela ne me faisait rien, j’étais entrainée. Nous nous montrames toutes, riches et pauvres, nos robes, nos souliers, jusqu’aux jupons : pour ma part, tout mon orgueil allait aux petites floches de mes bottines, et je relevais continuellement ma robe sur le devant pour qu’on les remarquat. Le curé était parvenu a m’effrayer tres fort. I1 avait dit que celles qui n’étaient pas sinceres auraient certainement une maladie 1e jour de la com- munion ou tomberaient mortes en s’approchant de la Sainte Table ; puis qu’i1 fallait laisser fondre l’hostie, car si on la mordait, 1e sang nous sortirait de la bouche. Je ne pouvais prendre aucun gout a la religion. Comme contes de fées, je préférais Cendrillon et le Petit Poucet a ceux des saints et des saintes. J’avais néanmoins res peur. J ’étais convaincue, comme mal- gré mes efforts, je me souciais peu de Dieu, qu’il m’aurait foudroyée et, m’approchant de 1’aute1, je 1e suppliais de me donner la foi et la sincérité. — Dieu ! faites que je sois sincere quand je dis que je vous aime ! Donnez—moi la croyance, je vous en supplie ! I1 m’était resté une dent de lait, et derriere ce11e—ci avait poussé une autre dent, res pointue, avec laquelle je me mordais souvent cruellement la langue. Or, au moment de la communion, je claquais tellement 43 des dents qu’en fermant la bouche, j’ incrustai 1’hostie dans ma dent pointue : je me mis a chanceler et a zig- zaguer comme ivre. Je m’attendais a voir 1e sang jaillir de ma bouche, éclabousser toutes les toilettes des autres, et me gater ma robe. Et quel scandale ! Je sentis littéralement 1e curé me chasser de 1’ég1ise, et vis tous les assistants me livrer passage comme a une pestiférée. Puis, si mon pere nous quittait encore, on ne nous aiderait plus. On dirait : C’est une des leurs qui a mordu le Bon Dieu : qu’i1s meurent de faim ! J ’eus toutes les peines du monde a suivre les autres et a regagner ma place. A la sacristie, on nous offrit des petits pains et du café ; une dame me prit dans ses bras, en disant : — Ah ! la pauvre petite ! elle va s’évanouir de faim. Mais non ! c’étaient les affres terribles par les- quelles je venais de passer. Et voila que rien n’était arrivé ! J’ENTENDS LES PUCES MARCHER Nous habitions une chambre unique, dans une im- passe gluante d’Amsterdam. Le soleil n’y pénétrait jamais et si, en hiver, le froid humide y était glacial, en été la chaleur moite nous anéantissait. Il n’y avait qu’une alcove a étage, ainsi que dans les barques de pécheurs, mais cloisonnée : on y était comme dans un placard. Les parents dormaient dans le comparti— ment du bas ; quelques-uns des enfants dans celui du haut, les autres a terre, sur une paillasse. Dans un coin, un petit tonneau servant de chaise percée a la famille ; dans d’autres, des langes d’enfant souillés, puis les détitus de tout un ménage miséreux. L’ odeur de la pipe de mon pere et les émanations de dix pauvres rendaient 1’atmosphere irrespirable. Par une nuit d’effroyable chaleur, j’étais étendue avec trois de nos enfants dans la couchette du haut. Ils dormaient ; moi, je ne pouvais pas :je me tour- nais et retournais en m’agitant. Nous étions cou- chés sur des sacs en grosse toile, remplis de balle d’avoine qui, réduite en poudre et imbibée d’urine d’enfant, fonnait une matiere immonde et corrosive. La toile m’agacait et me brfilait la peau ; les puces 45 me harcelaient affreusement ; j’étouffais ; j’avais des bruissements d’oreille qui me donnaient des hallu- cinations. J’appelai doucement ma mere et lui dis que je ne pouvais pas dormir parce que j’entendais les puces marcher. — Tu entends les puces marcher ‘.7 Ah ! cette crea- ture enfantine ! Et tu me réveilles pour cela ‘.7 Tu vas te taire, n’est-ce pas ‘.7 Je suis éreintée et veux dormir. J e me tus, mais continuais a m’agiter. N’y tenant plus, je me laissai glisser a terre, en m’aidant de la corde, m’habillai et sortis. Il pouvait étre quatre heures du matin. Il n’y avait dans la rue que les éveilleurs (c’étaient des gens qui, pour cinq “cents” par semaine, éveillaient les ouvriers, en faisant un vacarme qui troublait tout le voisinage). En dehors d’eux, personne ; tous les magasins du Nieuwendyk fermés ; le calme partout ; ah ! quej’aimais cela ! J ’allai vers la Haute Digue qui avangait dans l’Y. La Haute Digue était ma promenade favorite ;j’y faisais souvent l’éco1e buissonniere avec ma petite soeur Naatje. Des deux cotés, l’Y clapotait conte les berges ; on y trouvait des coquillages ; plus loin était une oasis d’arbres et d’herbe fleurie. Quandj’arri— vai a la digue, l’air frais du large et la brise matinale me causerent un tel soulagement qu’en jubilant je happais l’air : je levais les bras, en écartant les doigts, pour mieux sentir jouer le vent sur ma peau irritée. Je restai ainsi longtemps a me griser puis continuai ma promenade pour chercher des fleurs. Arrivée sous les arbres, je fus surprise de voirdans l’herbe 46 les pissenlits et les péquerettes fermés. Je n’avais jamais vu de fleurs la nuit et ne connaissais pas ce phénomene ;je fus si étonnée que je n’en cueillis aucune, comme prise de méfiance, etj’a11ai m’as- seoir sur un banc. I] y avait £1 cet endroit un chantier ofi des hommes tavaillaient ; un d’eux vint se metre £1 coté de moi et dit : — Ah ! la grande fille qui est déjél dehors ! Et ofi vas-tu ? Je lui répondis que, ne pouvant dormir, j’étais sortie, mais je n’eus garde de parler des puces. Puis je lui demandai pourquoi les pissenlits et les p2‘aque— rettes étaient fermés. — Ah ! mon Dieu, quel ange ! Mais elles dor- ment, ma chérie, elles dorment. Ce disant, i1 me souleva et me mit £1 cheval sur ses genoux. J ’y étais £1 peine que je me sentis empoi- gnée, flanquée dans 1’herbe, et qu’un homme sauta £1 la gorge de 1’individu, lui hurlant £1 la face : — Ignoble sodomite* ! Tu as été en prison pour avoir abusé des petites filles et, £1 peine sorti, voilél que tu recommences ! Et toi, que fais-tu dehors £1 cette heure ? Décampe ! Je ne me 1e fis pas répéter. Je m’encourus et arri- vai hors d’ha1eine chez nous, o1‘1j’entrai en coup de vent. Ma mere se réveilla en sursaut. * En Hollande, l’appel1ation de “sodomite” est, par extension, couramment usitée parmi le peuple. comme tenne d’injure et de mépris. sans signification précise. 47 — Qu’y a—t—i1 ? Qu’y a-t-il ? s’écria—t—e1le. J’avais eu grand peur, mais ne me rendais pas compte du danger auquel je venais d’échapper : aussi, au lieu de raconter ce qui m’était arrive’, je lui dis : — Mere, sais—tu pourquoi les pissenlits et les paquerettes sont fermés la nuit ? Eh bien ! elles dor- ment comme nous. — Quoi ? Que racontes-tu ? Tu es sortie ? — Oui, je suis allée 2 la Haute Digue pour me rafraichir et chercher des fleurs, mais elles dorment. — Ah ! cette créature enfantine ! Tantot elle entendait les puces marcher, maintenant les pissen— lits dorment ! Mais avec tout cela, tu me réveilles 2 chaque instant, et je suis éreintée, éreintée. Allons, va dans ton lit et dors. Je n’y songeais pas, et quand ma pauvre mere s’assoupit E1 nouveau, je sortis doucement dans l’im— passe, ou je me mis E1 jouer aux osselets sur la pierre de la citeme. DECEPTION J ’étais invitée a une féte de charité pour enfants. Il était expressément dit que les méres devaient les conduire et venir les reprendre, et, comme il n’y avait pas de vestiaire, emporter les chapeaux et les man- teaux. Vous voyez d’ici que ma mére allait lacher tous ses mioches pour me conduire a une féte ! Si je voulais m’y rendre, je pouvais aller seule. Ce qui m’inquiétait le plus était mon chapeau : je m’étais mis dans la téte que je serais chassée si on décou— vrait que ma mere n’était pas la pour l’emporter. Or, je voulais absolument assister a cette féte : i] y avait une tombola : si j’allais gagner une boite a coudre, le réve de toute ma vie ! car, depuis Page de six ans, je confectionnais les robes et les coif- fures de mes poupées, et le fameux chapeau, su jet de mes transes, je l’avais fait moi-méme. Je m’en fus donc seule, un soir, par une pluie battante. J 'entrai avec mon invitation. En otant mon chapeau, je le dissimulai, comme une voleuse, sous mon tablier. J ’ai le souvenir d’une joie de com- mande. On nous donna du lait d’anis et des petits pains beurrés : on nous fit chanter de nombreux 49 Wien Neerlandsch Bloed et des Wilhelmus Van Nassauwen, et dans la cour qu’éc1airaient quelques lampions, nous dfimes, par une pluie chaude qui nous faisait fumer comme dans un bain turc, jouer des Patertje, Patertje, langs den kant et des Colin- Maillard. Enfin la tombola ! — Y a—t—il des boites 2 coudre ? On regardait par les carreaux. — Oui, la, plusieurs méme. — Ah ! je les vois ; si je pouvais en gagner une ! Etje me tins ce langage : “J’ai douze ans ; il est temps que j’aie une bo?te 2 coudre 2 moi, pour ne plus recevoir de torgnoles quand j’ai gaché 1e fil de ma mere. Puis, dans une boite, il y a tout : un dé, des ciseaux et autes outils.” Ah ! mon tour. Je prends un billet : un monsieur1’ouvre et dit : — Trois images. Et i1 me cherche trois images, représentant des batailles. Je ne m’intéressais plus 2 la féte : pour moi, c’était encore une fois et toujours une déception. Aussitot la pone ouverte, je filai ; je remis mon cha- peau dehors, et je repris mon chemin sous la pluie, seule, 2 dix heures du soir, par les ponts et les canaux. Arrivée 2 la maison, je donnai mes images de bataille a un de mes freres et je me couchai en pleurant. MON PERE PROPOSE DE NOUS ABANDONNER La propriétaire était venue nous insulter pour les deux semaines de loyer que nous lui devions. On s’était couchés apres cela, tout agités. Sur les paillasses ii terre, les enfants s’endormirent vite. Moi, je ne pouvais. Les parents dans l’alc6ve, causerent. Mon pere proposa ii ma mere d’abandonner tous les enf ants, disant que la Ville prendrait certainement soin d’eux et qu’ils auraient moins souvent faim et froid que maintenant ; que lui était ii bout de forces, qu’il n’avait que trente-huit ans, qu’elle sans doute n’aurait plus d’enfants, et qu’ils pourraient se refaire une vie ii deux. Ma mere répondit : Non, non, abandonner les enfants, jamais ! J ’entendais tout cela de mon lit. J e fus prise d’une folle terreur. Je voulais éveiller mes freres et sceurs pour les prévenir, ou aller supplier mes parents de ne pas nous quitter, mais je n’osais, de crainte des coups. Je rampai sur le ventre jusqu’:‘1 la porte, et me couchai en travers af in de les empe- cher de partir. Mes parents, ayant pergu quelque bruit, se turent. 51 Ma mére dit : C’est Keetje ; elle aura entendu : aprés des scénes comme ce soir, elle ne dort jamais. — Mais non, fit mon pére, ce sont les rats. Puis il appela : — Keetje, Keetje ! Je ne bougeai pas. — Ils dorment tous, reprit-il. Si tu veux, tu Vien- dras me rejoindre demain ii midi ii 1’écurie, et nous partirons. Comme c’est jour de paie, nous aurons un peu d’argent pour prendre le bateau et aller loin d’ici. — Non, non, jamais je n’abandonnerai mes petits. Ils se turent. Je m’endormis vers le matin, étendue devant la porte. Quand ma mére se leva pour préparer le café de mon pére, elle me trouva la. — Tu vois, j’en étais sfire, elle a entendu et vou- lait nous empécher de partir. Mon pére se leva d’un bond, s’habi11a en quatre mouvements, et se sauva sans attendre le café. Vers midi, en “j0uant éco1e” avec les enfants, je les avais tous assis sur le seuil ; mais ma mére ne sor- tit pas. Puis j’attendis anxieusement le soir. Quand mon pére rentra enfin, je me jetai avec un grand cri dans ses bras. 11 me souleva silencieusement, me garda sur ses genoux, puis en me caressant les cheveux, et la voix rauque, il parla : — Keetje, je suis souvent si fatigué, et, quand on vient alors nous injurier comme hier, je ne sais plus ce que je fais. 52 — Pére, dis-je, laisse-moi dormir cette nuit entre ma mére et toi ; j’aimerais tant, puis-je ? — Oui, ma Keetje, oui, ma “P0eske”, et avec ta poupée, n’est—ce pas ? _ _ Non, pere, murmura1—_]e, avec vous deux seuls. J ’étais mdéfimssablement heureuse. JE FAIS DES VISITES Un matin, ma mere me dit : — Keetje, tu ne dois pas aller ii 1’école aujour— d’hui : il faut faire ta visite chez Melle Smeders, puis tu iras, avec mes compliments, voir Melle Rende1*. — Mais, mere, elles n’aiment pas que je vienne chez elles. — Nous n’avons pas le choix, ma Keetje. Elles nous donnent chaque fois un pain : nous ne pouvons laisser d’y aller. Les Smeders et les Rendel étaient d’anciens voi- sins. Je m’acheminai, ii travers la neige, vers l’autre extrémité d’Amsterdam, ou ils habitaient. Je me rendis d’abord chez les Smeders. Ceux—ci étaient des ouvriers comme nous, méme d’un cran inférieurs. Le mari, manatuvre aux docks, ne savait pas de métier, tandis que mon pere était un cocher tres capable, employé chez un grand loueur : il avait un beau fouet bagué d’or, et portait une cra- vate blanche sur le siege, aux enterrements et aux * En Hollande, les femmes mariées du peuple et de la petite bourgeoisie som appelées Mademoiselle. 54 mariages. Mais les Smeders n’avaient qu’un enfant, élevé presque entierement par sa grand-mere ; chez nous, il y en avait huit que mon pere était seul ii faire vivre. Ce nous était une grande mortification de devoir accepter la charité de nos égaux. C’est avec appréhension que j’6tai mes sabots au bas de l’escalier presque perpendiculaire et soigneu— sement récuré it l’eau de craie, et que je montai en me tenant au cable qui servait de rampe. Arrivée en haut, je frappai craintivement 51 la porte : apres qu’on m’eut répondu, j’ouvris et pénétrai dans la chambre. Melle Smeders me regarda assez froidement. — C’est toi, Keetje, par ce temps-la ? Prends garde, tu salis la natte. Va t’asseoir la — elle m’indi— qua une chaise pres de la porte —, et tiens tes jambes suspendues, pour ne pas salir les barreaux. — Oui, mademoiselle. Mes bas sont mouillés parce qu’il y a des trous dans mes sabots. Elle continua de passer ii l’amidon ses bonnets blancs, et le devant de chemise que son mari por- tait le dimanche. Ses mouvements étaient mous, mais sfirs. Elle était vétue, comme toujours, d’un jupon de mérinos noir, large de six aunes, et d’un caraco en indienne lilas, dont le corsage aux épaules tombantes et les basques descendant jusqu’aux genoux, se frongaient autour de la taille. Comme chaussures, des bas blancs et des pantoufles en tapis- serie verte, it fleurs rouges. Autour du cou dégagé, elle portait un collier de quatre rangées de coraux, ii fermoir en filigrane d’or ; aux oreilles, de longs pendants en corail. Elle était coiffée de bandeaux 55 blond sable, luisants de pommade, qui lui cou- vraient les oreilles, et d’un bonnet blanc tuyauté dont les brides pendaient sur le dos. Le frémissement continu de ses narines dilatées et son regard bleu qui vous jaugeait, me causaient toujours un malaise : je n’aurais pas aimé la facher. La bonne chaleur du poéle me tapa légerement 51 la téte : tout me sembla voilé. Je regardais avec éton— nement, ii chacune de mes visites, cette chambre, au plafond bas ii poutres couleur orange, dont l’ordre et la propreté m’intimidaient. Au milieu du plancher, passé ii l’eau de craie, était étendue une grande toile ii voile peinte en jaune avec bord orange, que la femme repeignait tous les ans ; tout autour, des nattes ; devant et sous la table, placée entre les deux fenétres et couverte d’une toile cirée jaune, des morceaux de tapis de toute couleur. Aux fenétres E1 guillotine, des pots de géraniums qui, l’été, étaient ii l’extérieur, des rideaux en mousseline ii carreaux maintenus par des rubans jaunes, et au milieu un écran en étamine bleue, pour que “les voisins ne pus- sent vous compter les morceaux dans la bouche”. Hors des fenétres, des séchoirs ou, par les temps secs, pendaient les chemises en laine rouge du mari. Des chaises peintes en acajou étaient rangées le long des murs ornés d’images. Dans un angle, se trouvait une commode en acajou, garnie de grands cuivres aux serrures et surmontée d’une barque ii voile, (euvre du mari, ancien marin. Sur la table, un bocal, avec un poisson doré et, pres de la place du 56 mari, un crachoir en fa'1'ence bleue ; sous la table, deux chaufferettes en bois. Un doux engourdissement m’envahissait. Ce confort, si loin de notre vie, me faisait réver. Ce bon fauteuil en paille, si pere l’avait le soir pour se repo- ser, comme i] y serait bien, appuyé contre le dossier, une chaufferette aux pieds pour sécher ses bas ! Car il souffre beaucoup, pere, quand, par ce temps, il doit nettoyer les voitures en plein air : ses mains sont gonflées comme des pelotes, et de grandes cre- vasses le torturent la nuit, au point de l’empécher de dormir. Il pourrait me tenir sur ses genoux en fumant sa pipe. Le crachoir serait inutile, puisqu’il ne chique pas. Mes regards, continuant ii errer, rencontraient l’alc6ve cloisonnée, orange comme le plafond, gar- nie de rideaux en indienne lilas, écartés au moyen de rubans : on voyait les literies recouvertes de taies et de draps, ii petits carreaux rouges et blancs. Sous le haut manteau de cheminée, bordé d’un volant ii fleurs, avangait un long poéle omé de cuivre, portant une bouilloire en bronze ; tout ii coté, le seau ii braise en cuivre jaune et rouge. Melle Smeders passait sa vie ii frotter, astiquer, et faire reluire tout cela ii outrance. L’odeur de la téré— benthine et de l’alcool, qui lui servaient ii délayer la cire et autres in grédients ii faire briller, imprégnait la chambre. Tout cela m’intimidait ; j’aurais néanmoins voulu vivre dans cette joliesse et dans cet ordre, mais alors il faudrait changer de mere, et ne plus avoir Dirkje, ni Naatje, ni Keesje. Ah non ! Ah non ! pour 57 rien, pour rien, je ne voudrais ne pas les avoir. Ma gorge se serrait, je m’agitais sur ma chaise. Mais ne remue donc pas ainsi, Keetje ! Tu vas trouer la natte avec les pieds de la chaise. Je me tins coite un instant. Les voyez—vous lachés ici ? Dirk qui se traine sur son derriere et n’est pas encore propre ! Quel dégat ! Je riais en dedans, mais n’osais plus manifester mes sensa- tions. — Etta mere, Keetje ? Elle ne t’a pas dit quand elle va acheter un bébé ? Vous pensez, mademoiselle, que ma mere achete les enfants ? Je crois plutot qu’on nous les donne de force ! Nous n’avons méme pas d’argent pour aller chercher de l’huile pour la lampe. Je com- prendrais que vous en achetiez, mais nous ! Et mes parents disent toujours que c’est une calamité, mais qu’il n’y a rien a faire. Melle Smeders me regarda bouche bée et ne répon— dit pas. Elle choisit une poéle, la plaga sur le feu, y versa de l’huile, puis alla vers l’alc6ve, souleva l’édredon sous lequel elle prit le bassin rempli de la pate a crépes qu’elle y avait mis lever, et commen- ga 51 faire des crépes pour le diner. Elle laissa brunir l’huile, y versa la pate avec une louche, fit bien rissoler des deux cotés, glissa les crépes sur un plat, y étala du sirop doux, et les déposa, couvertes d’une assiette, entre le matelas et l’édredon, afin de les tenir chaudes. Apres s’étre léché les doigts, elle plaga sur la table deux assiettes, deux couverts en étain bien luisants, et, pour étre mangés avec les 58 pommes de terre, un plat d’éperlans froids deli- cieusement croustillants. Ah ! si elle voulait me donner un éperlan ou une crépe ! Je laverais bien sa vaisselle et resterais jusqu’au soir pour faire toute sa besogne. Mais elle se dirigea vers l’armoire, y prit un pain noir, me le donna sans l’envelopper, et dit : — Maintenant, va-t’en ! Mon homme va revenir manger : il n’aime pas trouver des étrangers. Et bien des compliments ii ta mere. — Merci, mademoiselle, et bien des compli- ments ii votre homme. Je repris mes sabots 51 la porte, redescendis en me tenant au cable, et, par la neige fondue qui péné— trait ii nouveau dans mes sabots, je traversai la rue pour me rendre chez l’autre ancienne voisine. Melle Rendel avaitété une dame, disait—on, mais avait fait un mariage au-dessous de son rang. Son mari était facteur dans une messagerie. Ils avaient cinq enfants, étaient bien mis et habitaient un rez—de— chaussée. Melle Rendel faisait le matin son ménage, et sortait invariablement les apres—midis, habillée d’une robe de barege gris sur une large crinoline, et d’un chale noir ii bordure violette, qu’elle attachait devant par une grande broche ii camée, ramenait dans la taille en croisant les mains dessus, et dont la pointe, derriere, rasait terre. Elle portait un cha- peau ii bavolet en satin gris, avec des brides vio- lettes nouées sous le menton par un notud ii longs bouts pendants ; des repentirs poivre et sel sortaient du chapeau, de chaque coté des tempes. Ses bottines 59 trop grandes, sans talon, étaient en lasting et lacées sur le coté ; elle avait un sac en drap noir au bras, des gants ii un bouton recousus aux extrémités, et un mouchoir blanc déplié en main. Dans cette tenue respectable, mademoiselle Rendel passait au milieu de la rue, en saluant les voisines avec de jolies inclinations de coté. Elle allait voir ses anciennes amies et revenait le soir, son sac rempli ou avec des paquets dissimulés sous le chale, et elle pouvait, le lendemain, payer ses petites dettes. Elle me recut tres aimablement et me demanda si ma mere avait déja acheté un bébé. — Mais non, mademoiselle, ma mere ne fera pas cette bétise ! Nous sommes dans une panne noire : voyez mes sabots. Elle n’ira donc pas ache- ter des enfants : nous en avons du reste huit. — Bon, Keetje, bon. Approche-toi du feu. Quel mauvais temps, n’est-ce pas, mon enfant ? Elle ne craignait pas que je salisse son parquet. J ’étais bien plus it l’aise chez elle, mais je prefe- rais l’autre chambre. Ici, des bottines trainaient sous la table, le chale sur une chaise, des chapeaux sur des meubles, et des joujoux d’enfant dans les coins. Elle-méme avait une vieille robe noire tachée, et les cheveux dans des papillotes. Mais sur le poéle, des pommes de terre bouillaient, et des boulettes de viande rissolaient dans une leche- frite. Ma bouche se remplissait d’eau. I] y avait neuf boulettes : une par enf ant et deux pour chacun des parents. Si Melle Rendel avait pris un grain de chacune, elle aurait pu en faire une de plus et me 60 l’offrir. Ca doit étre bon, d’apres l’odeur. C ’est étrange ! Comment s’arrangent—i1s donc tous pour avoir ces bonnes choses ? Chez nous, il n’y a jamais rien, méme pas ii nos anniversaires, ni 51 la Saint- Nicolas, ni 51 la Noel, jamais, jarnais ! et ailleurs il y a tous les jours de tout. Ici, je vois toujours neuf bou- lettes sur le feu. Le mari entra pour diner, ainsi que la fille ainée qui apprenait les modes : tous deux me firent bon accueil. Alors Melle Rendel alla dans le jardin, se fit donner, par le boulanger d’a coté, un pain noir par—dessus le mur, et me le remit en disant : — Keetje, tu as encore ii aller loin. Va, ma petite, et bien des compliments ii ta mere. Tous me conduisirent aimablement jusqu’a la porte ; la f ille ainée me chargea encore de compli- ments, et je m’en retoumai ii 1’autre bout d’Amster- dam, chargée de mes deux kilos de pain noir, pas enveloppés. La neige tombait dru. Quand j’arrivai dans notre impasse, toutes les femmes étaient en émoi : en ren- trant chez nous, je fus surprise par les vagissements d’un nouveau-né. TOUPIE ET CERF—VOLANT — Moi, disait Dirk, je voudrais une toupie grande comme la bouilloire, et qui ferait en tournant le bruit de mille abeilles. En effet, quand, sur le quai, Dirk jouait 51 la toupie, il s’agenoui1lait et, appuyé sur les deux mains, la téte penchée au-dessus d’elle, il 1’écoutait ronfler. Sa figure était radieuse : ses yeux bleus devenaient noirs ; ses levres s’humectaient ; tout son étre se tendait dans une attention passionnée. Aussi, quand sa toupie était tombée dans le canal, ma mere lui refusait-elle rarement un “cent” pour en acheter une autre. C’était alors un nouvel amour : il la badigeonnait orange avec rayures bleues et vertes, et lui trouvait des quali- tés que n’avait pas 1’ancienne. Sa passion durait jusqu’a la catastrophe prochaine, qu’il accourait, affolé et hors d’ha1eine, nous annoncer en bégayant. Kees désirait un cerf—vo1ant acheté au bazar. — Car ceux que je fais moi—méme, disait-il, ne veulent jamais monter : les queues sont trop lourdes. J ’aime qu’il souffle dedans et que cela fasse : Hou- houououououou. .. Alors c’est comme un moulin E1 vent qui toume ; puis, quand il monte bien, il vous 62 tire, et on a la sensation qu’il va vous enlever. J ’ai souvent souhaité étre queue de cerf-volant, pour me sentir balancé 1i1—haut dans les airs. Le dimanche, tres tot, Kees allait au coin de notre Canal, 51 l’échoppe du commissaire Barend. Quand il faisait beau et qu’il y avait de la brise, Barend, des le grand matin, dévidait lentement la corde de son cerf-volant, du baton auquel elle était enroulée. En manches de chemise propres, le pantalon tiré tres haut sur bretelles, la casquette noire garnie de deux petites f loches sur le devant, les oreilles per- cées de menus anneaux d’or, le brfile-gueule en terre de Gouda 51 la bouche, il avait son air du dimanche : de vieille haridelle étrillée. Kees tenait le cerf-volant des deux mains, aussi haut qu’il pouvait. Barend faisait un temps de course, puis criait : — Lachez ! Et, apres plusieurs essais, le cerf-volant montait en tanguant. Quand il était ii une certaine hauteur, Barend pas- sait le peloton de corde ii Kees, et d’un saut s’asseyait sur la toiture en zinc de l’échoppe. Kees alors lui rendait la boule qu’il avait dfi tenir de toutes ses forces, grimpait ii coté de lui, et la déroulant metho- diquement, tous deux suivaient le joujou aérien dans son ascension. Toute la matinée, 1’homme et 1’enfant restaient la, la téte levée, ii observer gravement les évolutions du cerf-volant qui montait, montait, en balangant élégamment sa longue queue. Quand il avait disparu 63 tres haut, ils se regardaient émotionnés, et la satis- faction brillait dans leurs yeux. De temps en temps, Barend demandait ii Kees de rallumer sa pipe en terre, ou il lui faisait tenir le baton, dévidé maintenant, et il rajustait sa chique, apres avoir lancé un long jet de salive brune. Puis l’un et l’autre se taisaient, tout ii leur contemplation. Quelques minutes avant midi, la femme de Barend poussait un cri pour 1’avertir que le diner allait étre prét, et l’homme commengait ii enrouler soigneuse- merit la ficelle sur le baton. — Keesje, si le vent ne tombe pas, il fera encore bon cet apres—midi pour une nouvelle montée. Main- tenant je vais manger. Un jour il ajouta : — Le dimanche, nous mangeons bien : du hachis. Et toi, que manges—tu le dimanche ? Kees réfléchit un instant, et ne se rappelant d’autre viande que les langues de cheval que mon pere achetait pour quelques “cents” ii coté de 1’écu— rie de son patron, il répondit hardiment : — Le dimanche, chez nous, il y a de la langue de cheval bouillie, avec des pommes de terre. Barend le regarda du coin de 1’(1:i1. — Dis donc, morveux, fous—toi de ton a'1'eule, mais pas de moi ! Kees, tout déconf it, le considéra sans répondre. Barend partit vexé, en disant cependant : — Allons, E1 tantot. Le petit rentra chez nous, of) i1 n’y avait trop sou- vent rien 51 se mettre sous la dent, ou tout au plus du 64 pain et du mauvais café, et nous conta la méchante boutade de son ami. — Comment, béta, tu lui as dit que nous man- geons de la langue de cheval ? Mais on va crier aprés nous ! L’enfant ignorait qu’on se cachait de manger de la viande de cheval. L’aprés—midi, Barend et Kees se replagaient sur 1’échoppe, et jusqu’au soir, la téte levée et le regard tendu, ils suivaient le cerf—volant dans sa rand0n— née aérienne. UNE EXPULSION C’était en plein hiver. Depuis quatre semaines, nous n’avions pu payer notre loyer. Nous allions étre expulsés de 1’unique chambre que nous occu- pions, moyennant un florin par semaine, dans une impasse immonde d’Amsterdam. Ma mere sortit pour aller chez1’huissier, afin de 1’amadouer ; mais, arrivée ii 1’extrémité de 1’impasse, elle revint preci- pitamment, en frolant les deux murs de sa crinoline. — Ils sont la ! ils sont la ! haletait-elle. En effet, trois hommes arriverent : un huissier et deux aides. Ils commencerent ii déposer nos frusques dans 1’impasse. Mon pere, qu’on avait prévenu, accourut ; il obtint de pouvoir, par une fenétre, évacuer le tout dans une cour voisine. Sur 1’impasse, donnait la porte de derriere d’une mai- son du Nieuwendyk : on 1’ouvrit, et on nous permit de déposer dans un couloir quelques objets et les enfants. La chambre vidée, 1’huissier la ferma. Nous étions sans demeure en plein hiver, avec neuf enfants, dont un 51 la mamelle, et cela pour une dette de quatre f lorins. 66 Quand le berceau fut dans le couloir avec tout ce qu’on pouvait y remiser, ma mere me dit de garder les petits, qu’e1le irait chercher un gite pour la nuit. J ’ai perdu le souvenir de ce que fit mon pere. Ma mere resta tres longtemps absente. Il commengait E1 faire noir dans ce couloir, of) on nous laissait sans lumiere, par crainte d’incendie. Quelques—uns des enfants pleuraient de faim et de froid ; d’autres s’endormirent dans des coins, sur le carreau. Moi, je bergais le bébé dans mes bras, mourant de frayeur et d’inquiétude. Je sanglotais ; de temps en temps, j’appe1ais ii haute voix ma mere, puis n’osais plus bouger de peur des revenants, dont elle nous avait conté les exploits. Enf in elle arriva : tous les enfants se mirent ii crier 51 la fois. Aidée par une des servantes de la maison, ma mere nous emmitoufla le mieux qu’el1e put. Mon frere Hein dormait si profondément qu’on ne parvint pas E1 le réveiller. Que faire ? on ne pouvait pas le porter. Nous le mimes dans le berceau, of) i1 dormit toute la nuit. S’il s’était réveillé, il serait mort de peur de se trouver seul, enfermé dans ce couloir ; mais il ne se réveilla pas. Ma mere nous conduisit ii un logement pour pécheurs. Dans une grande chambre ii cinq lits, trois nous étaient réservés : un lit pour pere et mere avec le bébé, le deuxieme pour les quatre gargons, et le demier pour les quatre filles. Ma mere descendit un instant. Pendant son absence, entra un homme qui devait occuper un des autres lits. 11 me sembla vieux ;je devinais 67 que1qu’un pas de notre monde : quoique en gue- nilles, il avait 1’air d’un monsieur. I1 s’arréta inter- dit, nous regarda tous, puis vint ii moi, me mit la main sur les cheveux, les caressa, me renversa la téte, et me regardant minutieusement : Hé ! hé ! dans quelques années ! dans quelques années ! Je ne m’étais pas trompée : c’était un monsieur. I1 pronongait les mots tels qu’ils étaient écrits dans les livres quej’avais lus :j’avais remarqué que les gens riches parlent comme dans les livres. — Que12“1geas—tu ? — Douze ans. — As—tu un pantalon ? — Non. — Alors leve ta robe, et montre—moi tes jambes. J e n’étais plus assez petite pour ne pas sentir un danger : j’appelai ma mere, qui me cria du bas de 1’esca1ier de ne pas faire tant de bruit, que nous n’étions pas chez nous. L’homme ne se déconcerta point. 11 dit ii ma mere, quand elle rentra : — Madame, vous avez de beaux enfants, et cette fillette, dans quelques années, sera tres jolie. — Oui, mes enfants sont tres jolis, fit—e1le avec orgueil. Nous sommes venus de la campagne ; notre appartement n’est pas prét : voila pourquoi nous logeons ici. L’homme alla se mettre au lit. S’il était sorti, j’aurais raconté la chose it ma mere, mais mainte- nant je n’osais pas. 68 Nous couchames les enfants. Arriva un pécheur pour le dernier lit. 11 nous regarda ahuri, puis bou- gonna : — Ca va étre gai avec cette marmaille ! Heureusement un paravent nous isolait quelque peu. Je me couchai. Ah ! par exemple ! jamais je ne m’étais trouvée dans pareil lit : on enfongait li1—dedans. 11 y avaitdes taies et des draps ii petits carreaux rouges et blancs tres propres, et, au milieu, un creux exquis dans lequel je roulai. C’était du vrai kapok pour le moins, et pas de la balle d’avoine réduite en poussiere, comme chez nous. Tous les enfants étaient si agréa— blement surpris, qu’un moment ce furent des rires trillés et des pépiements, comme dans une voliere en ébat. Le pécheur jura. Ma mere nous fit taire, en met- tant ses deux mains sur sa bouche. Puis entrerent mon pere et ma SCBUI‘ ainée : ils se mirent au lit et expri— merent leur satisfaction d’étre aussi bien couchés. De temps ii autre, un des enf ants devait faire pipi, ou le bébé criait. Alors le pécheur grognait et jurait. A la fin, mon pere, furieux, se leva et, en pans volants, au milieu de la chambre, l’invita 51 se mesurer avec lui ; mais l’homme ne bougea pas. Le vieux mon- sieur disait : — Allons, camarade, couchez-vous ; du calme : vous avez de beaux enf ants. — Oui, j’ai de beaux enfants. Voulez—vous les nourrir ? C’est une calamité ! Mais qu’y faire ? Il faut bien les prendre quand ils viennent. — Ah ! cette candeur ! Allons, camarade, cou- chez—vous. 69 Et nous nous endormimes tous. Le lendemain, ii notre réveil, les hommes étaient partis. Ma mere nous conduisit dans une chambre qu’e1le avait louée la veille ; elle mit ses petits parterre, me recommanda d’en avoir soin, et sortit chercher nos meubles. Nous fimes un tel vacarme qu’i1 son retour, tous les locataires étaient en révolte, parce qu’on avait accepté dans la maison un ménage avec tant d’enfants. Le fait est que ma mere avait, comme toujours, menti sur le nombre. MA ROBE DE PREMIERE COMMUNION La faim, c’était1’éteme11e rengaine chez nous. Com- ment allons-nous faire pour trouver ii manger ? Quel expédient inventer ? Nulle part du crédit, et rien, rien, ii mettre au clou. — A moins, dit ma mere, que nous y mettions, pour quelques jours, ta robe de premiere communion. — Ma robe de premiere communion ! mais... — Mais. .. nous ne pouvons pas rester indefini- ment sans manger. Ma mere avait toujours dit que j’aurais été habil— lée de bleu E1 ma premiere communion, et voila que nous avions acheté cette robe gris—de—per1e, gamie de ruches, d’une pauvre étoffe raide et réche. J e la pris dans le placard : elle était bien sale, surtout sur les hanches, d’y avoir frotté mes mains, et toute décolorée. Je la pliai respectueusement et tres lege- rement, pour ne pas la chiffonner, et, la portant E1 bras tendus, je m’acheminai, émue et frissonnante, vers le mont—de—piété le plus proche. “Au moins vais—je demander un gros prét”, me disais—je. Ma robe de communion avait, pour moi, une bien autre valeur que les trois florins et demi 7| qu’el1e avait cofités. “Je vais exiger quatre florins : ce n’est pas trop.” C’était un samedi soir ; il y avait beaucoup de monde : les uns venaient dégager les vétements de dimanche, les autres engager les objets les plus dis- parates, afin d’avoir un peu d’argent le lendemain. Les juifs rengageaient leurs frusques du sabbat dega- gées la veille, pour pouvoir acheter leur fonds de commerce de la semaine, et protestaient quand 1’emp1oyé voulait réduire le prét, sous prétexte que les vétements avaient été portés tout un jour. Mon tour arriva. — Combien ? Quatre florins. L’employé défit le paquet, examina la robe en la tenant devant lui, ii bras écartés. I1 répondit tran- quillement : — Dix-huit sous. Je restai un moment saisie, puis murmurai : — C’est bien. I1 réduisit ma robe de premiere communion en un petit rouleau, ce qui me fit presque pleurer. En sortant, je rencontrai dans le corridor une femme, avec une paire d’immenses bottes de dra- gueur en main, qu’e1le me demanda de vouloir enga- ger pour elle : elle n’osait pas, étant honteuse. — Oui, je veux bien ; que faut—i1 demander ? — Vingt—quatre sous. Je retourne au guichet. Ayant bien inspecté les bottes, 1’employé me répond : — Dix-huit sous. 72 — C’est bien, chuchote—t—e11e. — C’est bien, dis-je ii l’emp1oyé. La femme me donna deux “cents” pour ma peine. Je me précipitai vers une boutique ou, avec les dix—huit sous, j’achetai du pain, de la margarine et du café moulu ; puis, pour mes deux “cents” : une image de la Belle au bois dormant, deux poires, et deux crottes de sucre. Et je rentrai chez moi bien heureuse. JOURS DE PETE Je me rappelle surtout les transes de la faim, les jours de féte. Mon pere, qui s’était mis ii boire, s’enivrait alors des le matin avec les premiers pourboires qu’on lui donnait, et était, le reste du jour, incapable de conduire son fiacre. Or, c’étaient ces pourboires qui nous faisaient végéter. I] y avait donc, ces jours—la, un redoublement de misere. Ma mere cependant nous attifait le mieux qu’elle pouvait pour la féte, et, avec le plus petit enfant sur ses bras, nous allions faire un tour, humer les bonnes odeurs de mangeaille. Les femmes, sur le seuil des portes, attendaient la famille et les invités. Ma mere s’arrétait E1 causer 121 of) cela sentait bon le café et les tartines beurrées, dans le vague espoir d’une invitation, ou seulement de l’offre d’une tasse de café ou de n’importe quoi ; mais non, jamais on ne nous invitait. Puis nous rentrions. Les plus grands refouillaient les armoires, espérant trouver une crofite égarée ; les petits pleuraient et réclamaient ii manger ; ma mere, pale, les mains sur les genoux, ne disait rien ; mon 74 pere ronflait, empestant1’atm0sphere de son haleine d’ivr0gne. Alors ma mere sortait précipitamment, et revenait peu apres avec du pain pas assez cuit, de la margarine et du café moulu. Elle était allée taper un des nom- breux petits boutiquiers dont tout le fonds valait bien dix florins et que nous avons conduits de la sorte 51 la faillite. NOUS VIVONS DE CHARITE C’était en 1870. Mon pere s’était laissé monter la téte par un déserteur allemand, qui lui avait fait accroire que, tous les hommes étant 51 la guerre ou ayant été tués, l’Allemagne manquait de bras. Quand il s’agissait de voyager, mon pere perdait tout discer- nement. Il nous annonga donc qu’il allait partir pour l’Allemagne, ou certainement il trouverait vite du travail bien rémunéré, et qu’il nous ferait venir : il s’était engagé dans un cirque allemand pour faire le voyage gratis. Il avait ses hardes dans un sac et, les larmes aux yeux, nous quitta. Nous étions tous plus morts que vifs de cette fugue que rien ne justifiait, car mon pere avait du travail, et il était ii peine parti que le déserteur alle- mand occupa sa place. Mon pere nous abandonnait en plein hiver, laissant ma mere avec neuf enfants, sans ressources aucunes. Ma mere s’en fut trouver le curé, qui bientot inté- ressa plusieurs dames ii notre sort ; elles furent tout de suite d’accord pour me mettre, jusqu’a ma majorité, dans un établissement de bienfaisance. Notre ahurissement fut intense. Ma mere s’étant 76 rendue ii cet établissement pour les arrangements 51 prendre, et ayant vu des petites f illes qu’on y élevait, vint nous dire que ces enfants avaient 1’air si matées et s’inc1inaient si profondément devant la supérieure, et ceci... et cela... Bref, 1’idée seule de savoir sa petite Keetje aussi aplatie lui serrait la gorge, et, quand elle dut signer un acte par lequel elle renon- gait ii tout droit sur moi, elle refusa. Zut ! elle aimait mieux que j’eusse faim avec elle : en somme, nous en avions vu bien d’autres ! Ce nous fut un grand soulagement de nous étre décidés ii crever de faim ensemble. Nous fimes, ii cette époque, la connaissance de tous les établissements de charité d’Amsterdam. Un d’eux nous donnait trois pains noirs par semaine ; un autre, tous les quinze jours, un florin en pieces d’un “cent” : il y avait bien pour cinq “cents” de mau- vaise monnaie, mais enfin ! sans cette charité par miettes, nous serions morts de faim et de froid. Ce n’est pas qu’elle ne comptat quelque peu sur le rétré- cissement que produit la faim. Ainsi quand on don- nait une chemise pour un enfant, elle était si étroite qu’elle le gainait comme une seconde peau : on pouvait compter ses Cotes ii travers, et malgré le froid, il y étouffait. Ou, si on n’avait pas votre poin- ture pour des sabots, on vous en passait de plus petits. Nous recevions aussi des cartes pour des bri- quettes de tourbe : Hein et moi, nous allions les chercher ii l’autre extrémité d’Amsterdam, sur un traineau auquel lui était attelé, et que, moi, je pous— sais, nous frayant un chemin ii travers la neige qui 77 nous montait aux mollets. On nous donnait des bons de soupe aux pois, dont parfois nous vendions quelques-uns afin d’acheter du savon et du sel de soude pour pouvoir faire une lessive. A sept heures du matin, nous allions sur les grands canaux faire queue 51 la porte des “maisons riches”. Les larbins manifestaient tout leur dégofit lorsque nous étions sales, disant qu’i1 y avait cepen— dant assez d’eau dans les canaux pour nous laver, si nous 1’avions voulu ; et on nous distribuait encore des bons pour des pois, des feves et de 1’orge. Nous étions livrés ii une charité étroitement metho- dique, et qui nous classait ii jamais parmi les vaga- bonds et les “outcast”. Mon pere ne donna pas signe de vie pendant les six mois que dura son escapade. Un dimanche matin, il ouvrit la porte et rentra, le sac au dos. Hein s’é1anga vers lui avec un grand cri de joie : Oh ! pere ! L’attitude de ma mere disait : “Vous venez nous oter le pain de la bouche.” On sut en effet bientot que mon pere était revenu, et on ne nous donna plus rien. Ma mere avait un mari jeune et vigoureux, n’est-ce pas ? tres capable de travailler pour les neuf enfants qu’i1 avait envoyés dans le monde. AH ! VOUS AVIEZ DES “KWARTJES” ! Nous étions tres familiarisés avec la faim, et ma mere avait méme appris 51 la manier de fagon assez dangereuse. Un soir, nous étions assis autour d’un bon feu de tourbes : comme nous avions demandé des secours, on nous avait donné des tourbes. De toute lajoumée, nous n’avions eu d’autre nourri- ture qu’un petit pain de dix “cents”, que ma mere avait partagé en neuf tranches. Elle avait le bébé au sein, et nous causions de ce que nous aurions acheté ii manger si nous avions eu un florin. On frappe 51 la porte ; je cours ouvrir ; un mon- sieur s’arréte ii l’entrée. — Restez donc, petite femme, dit—i1 gentiment ii ma mere ; vous étes assise avec tous vos enfants autour du feu ? Voici. .. 11 me remet une piece d’un florin et part. Je voulais tout de suite chercher ce dont nous avions parlé : du pain, du café, et des harengs saurs, quand ma mere me dit : i — Donne le florin. 79 Je le lui donnai, et elle me passa trois pieces d’un “kwartje”. Je regardais, stupéfaite, ces pieces, et levant le regard vers elle : — Ah ! fis—je, vous aviez des “kwartjes” ? Elle baissait les yeux en rougissant. — Oui, tu sais, ces six aunes d’indienne que j’ai regues de Madame... Eh bien, il me manque quatre aunes pour faire une robe. Cela cofite un “kwartje” l’aune : on a le méme dessin au Nieuwendyk. J’ai épargné pour les acheter ; avec ce florin, j’irai les chercher demain. J e restais hébétée, en répétant : — Ah ! vous aviez des “kwart_jes”,des “kwartjes” ! — Allons, morveuse, va chercher du pain. UUSURIERE Ma mere me fit des signes mystérieux. Je pensais qu’e1le voulait, en cachette des autres, me donner une tartine beurrée : comme j’étais faible, on me gfitait un peu. Mais je vis ses yeux clignoter, signe évident, chez elle, d’émotion. — Ecoute, Keetje, chuchota-t-elle, nous allons chez Koks dégager mon manteau, ta robe de pre- miere communion, et le pardessus de pere. — Tu as de l’argent, mere ? fis-je aussi myste- rieusement qu’e11e. Oui, j’ai épargné. L’épargne chez nous représentait des jours sans pain. Mais comment faire ? Nous ne pouvions aller completement nus : nous 1’étions déjii aux trois quarts. Koks était un épicier qui donnait des denrées sur gage ; tous nos vétements avaient passé chez lui, et voilii que nous pouvions dégager les principaux. Ma mere tenait les quelques florins en pieces d’un “cent” et en “dubbe1tjes*”, dans un comet de papier gris. La femme Koks prit 1’argent et nous dit d’a1ler * Dubbelrje : un dixiéme de florin. 81 ii une porte de derriere pour y recevoir les véte— ments. Mais une fois la, elle déclara qu’elle nous les donnerait quand nous viendrions dégager les autres loques, sur lesquelles elle avait eu la bonté de nous avancer des denrées. Ma mere pleura, se facha, menaga ; moi, je san- glotais, en parlant de ma robe de premiere commu- nion. Rien n’y fit. L’usuriere nous chassa, en disant : — Vous ne pouvez pas prouver que vous m’avez remis de l’argent. On dut me coucher : l’émotion m’avait donné la fievre. Ma mere eut, pendant plusieurs jours, des clignotements d’yeux et des plaques rouges sur les pommettes. Elle marmottait des mots de vengeance, et griffait l’air, comme si c’efit été la figure de l’usuriere. BAATJE Dirk jouait 51 la toupie sur la glace de notre Canal. 11 aurait donné son diner pour une paire de patins, ou un petit traineau dans lequel il nous aurait tous entassés et trainés jusqu’au soir. Mais ne pouvant avoir ni l’une ni 1’autre, il se contentait de sa toupie, qui toumait merveilleusement sur la glace en décri- vant des arabesques. Les mouvements violents m’ont toujours mise hors de moi et, sur la glace, il fallait s’en donner trop si on voulait ne pas se tiger : je suivais done du quai les ébats de mon frére. I1 devint bientét tout bleu de froid et, las de ce jeu qui ne le réchauffait pas assez, il l’abandonna pour faire des glissades. Sur 1’autre rive, une femme s’appr0chait du canal, portant quelque chose dans son tablier. Arrivée au bord, elle y prit un objet qu’elle jeta dans une baie pratiquée ii travers la glace. Cinq fois, elle plongea sa main dans le tablier, et cinq fois, langa un objet. Dirk, qui s’était approché, attrapa le demier au vol, et se sauva en le dissimulant sous son chandail. I1 remonta sur le quai de notre cété, et me montra un petit chat gris, au ventre blanc, de quelques semaines. 83 — J ’ai sauvé ce1ui—ci, bégayait—il. Allons vite le réchauffer et lui donner du lait. A la maison, Dirk prit le pot au lait sur le poéle, et en donna un peu au petit chat. Ma mere réclama : — Ecoute, non : du lait, nous en avons trop rarement nous—mémes. — Voyons, mere, pour le remettre de son émo- tion d’avoir été jeté de si haut ! — C’est bien, si c’est pour 1’émotion ; mais je ne veux pas de commensal. — Je lui donnerai de ma tartine, et l’impasse est remplie de souris, et le canal de rats. Le petit chat but précieusement en montrant une languette rose ; puis il se mit sur ses quatre pattes, s’étira, et le dos bombé, la queue dressée, il marcha sur la table en donnant de délicats coups de téte dans la figure de Dirk. Les yeux de ce1ui—ci brillaient d’orguei1. Tu vois, il est reconnaissant, il sait que je l’ai sauvé : c’est mon chat ! 11 me demanda si c’était un matou ou une chatte. Mais comme1’inspection ne nous révélait rien, nous jugeames, d’apres la physionomie, que c’était une chatte. Et Baatje, comme il l’appela, resta chez nous. Mais elle était ii Dirk : elle coucha avec lui, et aussi longtemps qu’el1e fut petite, il la porta dans sa cas- quette ; il la nourrissait de petits morceaux mordus de sa tartine, et d’un peu de lait chipé derriere le dos de ma mere. 11 la prenait aussi sous son habit, les samedis apres-midi, quand il n’y avait pas de classe et que 84 Mina nous chassait de la maison, parce qu’e1le ne pouvait faire son nettoyage avec cette marmaille dans les jambes. Alors Dirk m’accompagnaitsur1es grands canaux ou j’aimais a flaner, et nous choisis- sions une maison, pour “si nous avions été riches”, of) nous jouions a monter et a descendre les hauts escaliers des perrons jusqu’a ce que les domes- tiques nous fissent déguerpir. Dans une de ces pérégrinations, nous ffimes atti- rés vers une fenétre derriere laquelle était assis, sur un coussin de velours bleu, un énorme angora roux. Il suivait, d’un regard tranquille, une grosse mouche sur la vitre ; puis, se dressant sur les pattes de der- riere, de ses pattes de devant il agrippa l’insecte. Debout ainsi, il nous stupéfia : son ventre fauve clair étincelait au soleil ; sa queue, qu’i1 déployait a droite du corps et dont le bout frétillait, était grosse comme un cabillaud. Dirk prit Baatje de dessous son habit, et lui mon- tra ce congénere merveilleux : — Tu vois, Baatje, c’est un chat ; mais il est trois fois comme toi, et puis tout autre. Toi, tu aurais dévoré la grosse mouche ; lui1’a seulement tuée. I1 garde sa faim pour les tétes de harengs saurs, dont on le bourre sans doute : pour sfir que, sans cela, il 1’aurait bouffée ! Toi et moi, nous n’attendons jamais pour escamoter ce qui est devant nous. Sa peau, Baatje, sa queue, et ses yeux comme deux billes d’ or, ne ressem- blent pas aux tiens : il est tout autre, tout autre, tu vois. A ce moment, une servante sortit de la maison, portant une assiette de pommes de terre froides, 85 qu’e1le déversa contre un arbre, pour les pauvres chiens. Quand elle fut rentrée, nous allames a l’arbre, pour mettre Baatje pres de ce repas imprévu. Mais, comme les pommes de terre étaient propres, Dirk les mit une a une dans sa casquette, et plus loin, sur un autre perron, a nous trois, nous fimes un excel- lent gofiter. Vers le printemps, Baatje devenait grosse et grasse que c’était un charme. Dirk 1’attribuait a nos prome- nades sur les canaux (depuis les pommes de terre, nous étions a l’afffit de ces aubaines). — Puis, tu comprends, les souris, elles lui cou- rent entre les pattes ! Un soir, en se couchant dans 1’alc6ve, mes parents y trouverent Baatje, commodément instal- lée dans la paille, avec cinq petits. Dirk en devint muet de surprise. Mon pere voulait se débarrasser de toute la nichée dans les égouts ; Mina, qui n’aimait aucune béte, proposa de les jeter dans le canal. Alors, devant les lamentations de Dirk, ma mere dit, en faisant des clignements d’yeux aux autres, qu’il pouvait les garder. 11 fit un nid de ses vétements dans un coin par terre, et coucha dessus la chatte et ses petits ; mais le lendemain, sans que mes parents eussent rien senti, elle se trouvait installée a l’ancienne place. Quand nous rentrames de 1’éco1e, Baatje vint a la rencontre de son maitre, et raconta, en un lan- gage net, qu’un grand malheur lui était arrivé : — Bofibelofibelofibelofifi !!! Leué1euéleué— leuéueu !!! Mawawawaaaw ! 86 Puis elle sauta dans l’alc6ve, et Dirk et elle se mirent a fouiller la paille et a mettre tout sens des- sus dessous : mais plus de petits chats ! Il bondit a terre, pale, et les deux poings levés vers Mina, il bégaya : — C’est toi, Sosododomite, Sososododomite ! Elle l’écarta de la main, en riant sournoisement de sa figure camarde. En automne, Baatje engraissa de nouveau. Dirk lui caressait son ventre blanc, ce qu’elle acceptait en ronronnant. Un jour, on ne la retrouva pas. Dirk et moi, nous remuames toute l’impasse, mais Baatje avait disparu. Le nez en pied de marmite de Mina frémissait. Alors Dirk ne chercha plus. — Sosododomite, c’est, c’est toi ! Sososododom— mite, c’est tttoi !!! Pendant tout un temps, Dirk bégaya péniblement. SI NOUS ETIONS RICHES Les soirs d’hiver, quand nous n’avions ni feu ni lumiere, le ventre vide, nous nous couchions pour avoir plus chaud, et causions de ce que nous aurions fait si nous avions été riches. Un soir, transportés par la griserie, mes parents se disputerent presque. Mon pere, ancien cavalier é1l’armée, aurait eu des pur-sang et m’aurait appris 51 monter 51 cheval : j’avais le corps qu’il fallait, disait-il, pour porter l’amazone, carjamais une grosse femme n’est bien 51 cheval. Mina souhaitait une robe de satin vert, et des bot- tines qui lui monteraient aux mollets. Moi, je voulais une armoire en verre remplie de poupées, habillées de soie et coiffées de perles ; puis une tres grande poupée, qui efit été la reine des autres. Elle serait vétue d’une robe faite d’ailes de papillons, que j’aurais assemblées par un point de dentelle. — Tudieu ! s’exclama mon pere. — Cette créature enfantine, dit ma mere, est toujours 151 avec ses poupées ! — Moi, fit—elle, je porterai des bonnets en che- nille, qui feront enrager toute l’impasse. 88 — C’est cela ! Tu ferais enrager toute l’impasse, comme si nous allions rester ici, étant riches ! — Ah ! c’est vrai. .. Puis les enfants appren- dront le francais, a jouer du piano et a danser, et je leur friserai les cheveux a l’anglaise. Nous habite- rions, au canal des Empereurs, une grande maison, ou il y aurait des chambres bleues, rouges et vertes. — Pourquoi toutes ces couleurs ? demanda mon pere. — J’ai lu qu’il en est ainsi dans les “maisons riches” : on le voit du reste a travers les fenétres. — Ah ! et comment serait ta chambre ? — La mienne ? Rouge, je l’ai toujours dit, rouge. Comme je suis brune. .. J ’aurais aussi un poéle allu- mé pres de mon lit, et je mangerais quelque chose de bon toutes les heures : des biscottes et du choco- lat a huit heures, une pomme cuite a neuf, une tartine avec une anguille fumée et du café a dix, des comi- chons et des (eufs durs a onze. Enfin, toutes les heures, quelque chose de bon ! - — Et comme d’habitude, tu ne ferais pas a diner, méme si tu étais riche. Toujours des repas sur le pouce, quoi ? Eh bien, moi, il me faudrait un bon pot de pommes de terre au lard et aux boudins, bien fricoté, bien chaud. Tu continuerais, toi, a ne jamais nous donner un repas solide. Si tu crois que les gens riches mangenttoutes ces “niaiseries” ! La viande qu’on voit chez les bouchers, voila ce qu’ils mangent, et crue encore, a ce qu’il parait. — De la viande crue ! Non, cela me dégofiterait : jamais je n’en mangerai. 89 — Ah ! mon Dieu ! soupira Hein, si nous avions seulement chacun un petit pain de trois “cents” ! Ils sont trés grands chez le boulanger, derriére le coin, n’avez-vous pas vu cela ? Plus grands qu’ai11eurs, et quand on en a mangé un, on a déja une bonne bouchée dans 1’estomac. Nous ne disions plus rien. Mon pére se moucha, puis répondit : — Oui, Heintje, dors maintenant. Demain, tu auras un petit pain de trois “cents”. Mon pére se moucha encore. J E FAIS PIPI DANS MES JUPES Un soir, je devais aller au Bureau de bienfaisance chercher un florin. On nous le donnait en rouleaux de pieces d’un “cent”, tout en y glissant des pieces étrangeres, dont on savait pertinemment que nous ne pouvions rien faire. Plus d’une fois je fus jetée a la porte par des boutiquiers a qui j’essayais de les passer. I1 neigeait et gelait a pierre fendre ; je longeais le canal des Princes of), chemin faisant, je rencontrai deux gargons et une fille de mon age, qui se ren- daient également au Bureau de bienfaisance. Nous nous mimes a courir en nous jetant des boules de neige, et a sonner aux portes en nous sauvant. Mais voila queje fus prise d’un petit besoin pressant, et impossible de me soulager, a cause des gargons. Nous arrivames a Westerkerke, autour de laquelle nous jouames a cache—cache, en nous couvrant de neige, J ’aurais voulu me retirer sous une charrette ou dans un recoin, mais les autres couraient apres moi. J ’étais au supplice : je devins tranquille et ne pou- vais plus jouer ; je dis a mes camarades que le froid me f igeait. 91 Au retour, devant cette méme église, 1’accident m’arIiva. Cela me coula chaud jusque dans les sabots, et a l’instant méme, des hanches a la pointe des pieds, mes vétements se gelerent sur mon corps : je fus brfilée et lacérée jusqu’au sang. Je me mis a pleurer ; la neige tombait dru ; elle me collait a mes sabots en une masse compacte et pointue, qui me faisait clopiner péniblement. En arrivant chez nous, j’eus a peine le temps d’ouvrir la porte, et je tom- bai. Mon pere me déshabilla, essuya doucement le sang, en répétant : Ma pauvre petite “Poeske”, elle est toute cre- vassée, ma pauvre petite “Poeske” ! I1 m’assit sur une chaise devant le poéle, et me donna une tasse de café aux trois quarts remplie de marc ; mais je ne voulais rien dire, car quand l’inten— tion de mon pere était bonne, il se fachait si on ne l’acceptait pas telle quelle. Puis mon pere était si beau, me semblait—il, et sa bonté si exquise que, pour rien au monde, je ne1’aurais froissé. Je dis donc : — C’est bon, pere, du café chaud, apres avoir eu si froid et si mal. — N’est-ce pas, “Poeske” ? Je 1’avais gardé pour toi. Je me disais : Keetje va rentrer ; elle aura froid, et du café bien chaud lui fera plaisir. Oui, pere, c’est bon, tres bon ! Et j’avalai bravement ce résidu boueux. LES DEUX GRENADIERS Ma mere avait déja brfilé nos joujoux, pour atte- nuer un peu le froid humide qu’il faisait chez nous. Comme elle n’était accouchée que de dix jours, elle avait peur, disait—elle, d’attraper un frisson. Nous attendions mon pere, qui était cocher chez un loueur : peutétre aurait—il regu un pourboire, et pour- rions-nous acheter des tourbes et du café pour nous réchauffer. De manger, mon Dieu ! on se passerait : il fallait d’abord s’6ter cette rigidité des membres. Mon pere rentra, courbé en deux, les mains dans les poches, tremblant sous son bourgeron de coton. — Brr. .. il fait encore plus froid ici que dehors. — Tu n’as rien, Dirk, pour chercher des tourbes et du café ? Non. J ’espérais trouver du feu : je croyais qu’une dame devait venir te voir ? — Elle n’est pas venue, 51 cause du temps, sans doute. — Si j’avais su, je me serais couché sous les chevaux. Quel froid ! Quel froid ! On ne m’a pas laissé faire une seule course, aujourd’hui : j’ai dfi, toute la joumée, nettoyer des voitures 51 la rue, par 93 cette temperature. Les cochons ! ils savent bien cependant que, quand je ne regois pas de pourboires, nous sommes sans pain : ce n’est pas avec leurs trois florins par semaine que je puis entretenir un ménage de neuf enfants. — J’ai un frisson qui me monte le long des jambes, grelotta ma mere, et dans mon état. .. — Nom de Dieu ! Nom de Dieu ! Ilnous man- querait qu’il t’arrive du mal. Couche-toi, et vous, les enfants, également : on mangera demain. Il faut absolument du feu. 11 se mit 51 chercher dans le taudis ce qu’on pour- rait bien brfiler encore, mais ne trouva que les sabots des enfants. Il les jeta de cote, et recommenga a cher- cher. .. rien... Il revint aux sabots, les empila dans l’atre, et y mit le feu ; puis il se coucha. — Je vais m’allonger contre toi pour te réchauffer. La lampe s’éteignit faute d’huile ; les petits sabots brfilaient lentement parce qu’ils étaient mouillés ; mais l’atmosphere se réchauffa et une meilleure sensation nous envahit. Il n’était que six heures du soir : il ne fallait pas son ger a dormir. Alors, a propos du froid, mon pere raconta l’histoire de son oncle Comeille Oldema, qui fit la guerre de Russie sous Napoléon. I1 avait assisté a la debacle de Moscou, qu’il ne quitta qu’apres avoir rempli son havresac de chandeliers, de ciboires et autres objets en or pris dans les églises. De retour en Frise, la vente de ces objets qu’un juif avait ache- tés, lui rapporta de quoi acquérir une ferme et quatre belles vaches. L’oncle avait dit : “I1 ne faut pas croire 94 que j’aie volé ces choses : tout le monde pillait, les officiers comme les autres. C’est ainsi a la guerre. Mais peu sont rentrés chez eux, comme moi, avec leur butin : presque tous sont morts de froid en route, ou ont été tués par l’ennemi, ou assassinés par leurs compagnons pour étre pillés a leur tour. Moi, comme Frison, je supportais bien le froid, mais ces petits hommes bruns, qui parlaient une langue incomprehensible, mouraient comme des hannetons. Le froid les raidissait et leur coupait le caquet ;car, pour du caquet, ils en avaient : ils par- laient et riaient dans les situations les plus abomi- nables, et allaient a l’assaut comme pour le plaisir, en vrais démons qu’ils étaient. La nourriture les préoccupait peu : du pain et un oignon et ils avaient bien diné ; mais le froid en faisait des petits gar- gons. Ils commengaient par trainer la patte, puis se frottaient les yeux, comme pris de vertige, puis lente- ment ils s’effondraient et s’endormaient. C ’était fini : ils ne se réveillaient plus. Un d’eux faisait route avec moi. Il lutta contre l’engourdissement : il me parlait, me parlait ; je ne comprenais naturellement rien ; un peu apres, il zézayait ; a la fin, ne pouvant plus se trainer, il s’accrocha a moi, en bégayant comme un enfant, et ainsi que les autres, il s’écroula doucement. Je pris deux timbales en or dans son havresac. Si en chemin je n’avais pas mendié, le gros orteil ostensiblement hors de la chaussure, il est probable que jamais je ne serais revenu ; mais on me prit pour un pauvre diable, sans rien.” 95 Ma mere, qui s’était réchauffée, conta, a son tour, la campagne de son oncle Hannis en Espagne. L’ oncle Hannis était un petit Liégeois, tres pieux. Il avait, avec beaucoup d’autres, dfi partir pour ce pays. C’était tres loin, et, a mesure que l’on marchait, la terre devenait si seche et les gens si bruns qu’il se disait que certainement on le conduisait au bout du monde : et il avait raison, il a vu le bout du monde, confirmait ma mere. On leur tirait dessus de derriere les buissons ; les coups partaient des maisons, des toits, des arbres, mais on ne voyait personne. Alors, apres une plaine jaune de sable brfilant, ils arrive- rent au bout du monde, la ou le ciel vient rejoindre la terre en une eau bleue, bleue, comme on n’en avait jamais vu. Les camarades s’étaient baignés dans le ciel, mais lui s’était agenouillé ; par respect, il y avait seulement trempé les mains, et, de ses doigts mouillés, il avait fait le signe de la croix. Pour ce qui était de rapporter du butin, 1’oncle disait que c’était un pays de meurt-de-faim, ou des femmes, noires comme des sorcieres, chantaient et dansaient beaucoup, en poussant la croupe et en faisant claquer des petits morceaux de bois entre les doigts. Quanta boire et a manger comme dans notre pays, la—bas les gens riches eux-mémes ne savaient pas ce que c’était. — Nous ne le savons pas non plus, conclut mon frere Hein. Il sonnait dix heures chez les voisins : les petits sabots étaient consumés ; le froid redevenait intense ; excepté les tout—petits, aucun de nous ne parvenait a s’endormir, et la nuit était encore si longue ! LE VILLAGE ROUGE Mon pere, étant ivre, avait, pour quelques “dub- beltjes”, vendu un vieux harnais hors d’usage, de connivence avec un palefrenier qui, pour se disculper, s’était empressé de le dénoncer au patron : celui-ci avait tout simplement fait arré- ter mon pere. La consternation et l’affolement furent intenses chez nous. Nous voulions savoir ou mon pere avait été arrété et of) on l’avait con- duit, mais nous ne songeames pas un instant a la prison. Nous voila donc, ma mere et moi, lachant le mé- nage et tous les petits enfants, a courir les bureaux de police d’Amsterdam. Ce fut une randonnée la- mentable. Dans le dernier bureau, of) nous arri- vames exténuées, les agents étaient assis autour du poéle ; ma mere, dans son émoi, employa le terme d’agent secret, ce qui la fit rabrouer par l’un d’eux. Un autre le calma, en me montrant : — Voyons, on les appelle ainsi. Puis il nous informa qu’on avait conduit mon pere au “Village Rouge” : c’est ainsi qu’a Amster- dam on désigne la prison. 97 Nous rentrames chez nous en sanglotant ; quand Mina revint de son travail, ce furent de nouveaux sanglots, et toute la nuit se passa en lamentations. Le lendemain était un dimanche ; une nuit d’in— somnie et de réflexion m’avait surexcitée, et je fis une sortie violente contre mon pere. — En somme, c’est encore pour boire qu’il nous a conduits a cette honte. Nous n’oserons plus sortir. Moi, je flanque dans le canal le premier qui s’avisera de me regarder de travers. Au moins si c’était pour nous nourrir qu’il avait volé ! mais non, c’est pour du genievre. Je ne pleure plus : c’est tres bien fait. — Tais—toi, Keetje, Dirk a remué toute la nuit ; il ne faut pas qu’il t’entende, car il se battra a mort si on l’insulte 51 Ce propos : ne le réveille pas. — Je ne dors pas, cria Dirk, et il se mit 51 pleu- rer. Mina trouvait qu’il fallait nous ramasser, qu’en somme ce n’était pas nous qui avions fait la chose. Nous nous claquemurames toute cette matinée. L’apres-midi, les uns apres les autres se risquerent dehors. Il faisait tres beau. J e sortis avec précaution de l’impasse, et filai le long des maisons, en affectant des allures pressées. Au bout du canal, je rencon- trai ma meilleure amie, seule également. Je voulais d’abord me cacher, mais son frere aussi se trouvait au “Village Rouge” : il était matelot et, son pere lui ayant refusé de l’argent, il avait vendu son uni- forme. Nous fumes donc comme poussées l’une vers l’autre. 98 — Rika, dis—je, allons nous promener aux “Schansen”. Les “Schansen” étaient des boulevards exte- rieurs qui menaient a la prison. Nous aboutimes a celle—ci comme par hasard ; nous marchames autour du “Village Rouge”, en inspectanttoutes les fenétres, nous arrétant a chaque instant et parlant haut dans l’espoir d’étre entendues par les notres. Mais non ! rien ne bougeait. Puis nos regards se rencontrerent et nous tombames dans les bras l’une de l’autre en pleurant ; nous appelames éperdument nos prison- niers, et nos cris “Pere ! Pere !” “Fritz ! Fritz !” s’entremélerent dans nos sanglots. Nous trouvames des excuses en disant que mon pere était ivre et ne savait ce qu’il faisait, et que son frere était si jeune ! Apres quelque temps, on relacha mon pere, son larcin d’ivrogne ayant été jugé trop insignifiant pour justifier une poursuite ; mais le mal était fait, et il ne trouva plus de travail chez aucun loueur de la ville. MARCHANDE DE RUE Les jours suivant l’incarcération de mon pere, la misere devint atroce chez nous. Les trois florins qu’il gagnait par semaine, servaient a payer le loyer et les quelques dettes criardes ; pour le reste, nous vivions au jour le jour des pourboires qu’il rece- vait. Et maintenant tout était supprimé d’un coup. Nous délibérames avec une vieille voisine sur le parti a prendre. Elle et presque tous les habitants de notre impasse étaient des colporteurs allemands, qui vendaient des poteries en terre. Elle mit trois casseroles sous mon tablier d’enfant, m’expliqua combien elles cofitaient, ce qu’elles devaient rap- porter, et le boniment que j’avais a faire pour les vendre. Chez moi, toute émotion se traduit par des trem- blements. Je partis donc en tremblotant. Je pris le quartier juif ou, de porte en porte, j’offris timide- ment mes casseroles. On avait refusé partout, et voila qu’une juive m’acheta les trois pots a la fois. Ah ! par exemple ! du coup, de froid que j’avais, je pris la fievre. Je cours a la maison chercher trois autres casseroles ; je les vends. Quelle joie ! Le soir, 100 j’avais un gain inespéré d’un demi—florin. J ’écrivis tout de suite 51 mon pere de ne pas s’inquiéter de nous : que, moi, je gagnais largement la vie pour tous ; que je n’avais plus de semelles a mes souliers, mais que je mettrais des sabots ; qu’il devaitseu1e- ment songer a s’innocenter de son larcin. Me voila marchande de rue ! En quelques jours, avec un peu de crédit, j’eus une charrette pleine de poteries, qu’en criant je débitais de porte en porte : “K oop ! potten en pannen ! K oop *!” Comme les Paques juives approchaient,j’a1lai dans la Joden Breestraat me poster parmi les autres colporteurs, chez qui les juives venaient renouveler leur vaisselle de P2“1ques.Commetous1es marchands, je devenais fourbe. Quand je pouvais coller une casserole félée a un c1ient,je n’y manquais pas ; les chrétiens se fachaient, et j’avais a m’excuser, mais les juifs point. Un jour, une juive me demande un pot ; je lui en montre un ; au moment de l’acheter, elle le retoume et apergoit une félure : elle ne me dit rien et en prend un autre. Survient une deuxieme juive a qui je veux passer le méme pot ; elle 1’aver— tit simplement : — Ne prenez pas celui-la : il est félé. Ni 1’une ni 1’autre ne se facha de ce qu’a deux reprises, j’avais essayé de tromper. Mais ou tous s’emporterent et s’ameuterent presque contre moi, et ou je n’eus que juste le temps de filer avec ma charrette, c’est quand ils trouverent une tartine beurrée * Achetez des pots et des casseroles ! Achetez ! 101 dans une des casseroles qu’ils devaient acheter “kascher” pour les Paques. Apres les fétes, je me répandis par la ville avec mes poteries. J ’errais sur les grands canaux d’Amsterdam, qui m’attiraient toujours par leurs hotels séveres aux majestueux perrons, par leur bordure de vieux arbres aux frondaisons opulentes, par l’eau d’un vert noi- ratre ou parfois une barque a voile glissait silen- cieuse, par le grand calme qui s’en dégageait et qui me reposait du bruit et de la pauvreté de chez nous, ou les enfants pleuraient toujours de malaise et de faim. La, il faisait tranquille et exquis : je pouvais m’isoler, et me raconter des histoires ou lire les M ystéres d e Paris. J ’étais Fleur—de—Marie, et quand Rodolphe me reconnaissait comme sa f ille, je ne faisais que chan- ger de robe pour étre une princesse, en avoir les épaules, les mains blanches et le langage. J ’aurais grasseyé : les riches grasseyent. Ce n’est pas moi qui aurais embété mon prince de pere pour remrer a l’impasse, comme Fleur-de-Marie pour retoumer a la cité : non, je l’aurais supplié qu’il en retirat les miens. Etre princesse sans Klaasje et Keesje, m’en enle— vait tout le gout. Mere et Mina y retoumeraient cer- tainement, les jours ou elles mettraient des robes neuves. Dieu ! que la femme Segers va rager ! Elle se cachera en les voyant venir. Puis la propriétaire, qui n’a aucune pitié de nous maintenant que pere est en prison, sera bien déconfite aussi quand on partira en lui payant l’arriéré, et en laissant tout dans la chambre. 102 On lui dira : “Nous n’emportons pas ces guenilles, donnez—les aux pauvres. Nous sommes des Princes.” Mes réves ne me faisaient cependant pas oublier la réalité. Je ne vendais rien sur les grands canaux : les gens riches achetent dans les magasins, les larbins me claquaient la porte au nez en m’insul- tant. Alors, je retournais dans les rues populaires, ou la vente marchait : “K 00p 1 potten en pannen, Koop !” A midi, j’allais, pour cinq “cents”, diner au “Lokaal”. Tous les marchands de rue, les toumeurs d’orgue, les aiguiseurs de ciseaux, enfin tous les gagne—petit de la rue, tous les éclopés, les épilep— tiques et les aveugles venaient y manger. Les hommes prenaient un plat de féves avec un morceau de graisse au milieu, en guise de viande ; les femmes mangeaient beaucoup de l’orge au sirop ; mais les enfants, comme moi, choisissaient tous du riz sau- poudré de cassonade : c’était servi tres chaud et tres propre. On avait aussi du pain et du café pour le méme prix : tout, jusqu’au bain, cofitait cinq “cents”. On laissait dehors les orgues, les charrettes et les balles remplies de marchandises, et jamais rien n’était soustrait. Je rencontrais la mes voisins, les autres mar- chands de poteries. Un d’eux, Willem, était un gar- gon de mon age ; quand nous colportions ensemble, il m’aidait a monter, avec ma charrette, les nom- breux ponts d’Amsterdam, ce qui était tres dur pour moi. Il me dit un jour qu’il me préférait a tous, et me demanda si, moi aussi, je l’aimais un peu. 103 J ’avais la téte baissée et je tremblais ; je répondis que oui. Alors il m’aidait régulierement a passer les ponts, et, quand la vente marchait, il achetait quelques friandises dont il me donnait la plus grosse part. Un matin, Willem se trouvait parmi plusieurs colporteurs de l’impasse, arrétés au canal des Lys : c’étaient des grands, presque des hommes. J ’a1rivais sur la rive opposée et devais, pour les rejoindre, monter un pont tres raide. Willem accourait 51 mon secours, mais les autres, se moquant de mes efforts, lui crierent de ne pas m’aider. Il était déja au milieu du pont quand, honteux de leurs quolibets, il re- broussa chemin. La tache était excessive pour mes forces : comme j’avais pris le toumant trop court, si je reculais, je tombais dans le canal avec ma char- rette ; je me raidis, je traversai le pont. Mais, au lieu d’aller vers les camarades, je continuai droit sur l’autre canal, et ne voulus plus jamais ni de l’aide, ni des friandises de Willem. Je l’avais trouvé lache, et sans explications, c’était fini ; mais il était si enfant que son chagrin ne parut guere ; il n’était pas assez fin non plus pour comprendre : c’était un bon gros chien, avec un beau rire exubérant. Comme, les Paques juives f inies, je ne rappor- tais plus qu’un gain dérisoire pour les dix bouches qu’il fallait nourrir, nous finimes par manger le fonds avec le gain, et apres un petit temps, tout était consommé. UNE LECON DE VIE PRATIQUE Pendant sa demiere grossesse, ma mere avait souffert de telles privations, et les transes de deux expulsions en un seul hiver 1’avaient si fort déprimée que, pour la premiere fois, elle mit au monde un enfant débile. C’était une petite fille blonde, 51 téte d’ange, tou- jours un peu penchée de coté. Nous la perdimes au bout de deux ans. Ma mere en eut une douleur que rien n’apaisait. Nous 1’entendions murmurer 51 voix basse : — Ma petite fille ! ma petite fille ! Elle est morte de misere. Elle nous rappelait constamment les gestes de son bébé, qui ne savait pas encore parler. — Te rappelles-tu, Keetje, quand elle était sur mes genoux 51 table, qu’en voyant le pain, elle me faisait ouvrir le tiroir ? Et comme elle savait bien choisir, parmi les couteaux, le couteau 51 pain qu’e11e me tendait alors, triomphante ! Et quand, pour lui faire une niche, je lui présentais le sein au lieu d’une tartine, te souviens-tu de sa grimace, parce qu’il lui rappelait le gofit de la moutarde quej’y avais mise pour la sevrer ? 105 Et ma mere riait en pleurant. Puis elle allait prendre dans une petite boite la meche de cheveux blonds, auxquels adhéraient encore des lentes, et se placant sous la lucarne de notre mansarde, pour pouvoir en distinguer la cou- leur dorée, elle 1’embrassait en sanglotant. Enfin ma mere était devenue malade, et moins quejamais s’occupait de ses enfants vivants. Le docteur des pauvres vint la voir. I1 nous re- garda tous en disant : — Quels beaux échantillons d’enfants ! Mais vous étes tous malades : la fievre vous ronge. Quant 51 vous, petite femme, il est temps de vous soigner sérieusement. Je vais prescrire de la quinine, je vous permets d’en donner un peu 51 vos enfants. Puis vous. .. que faire ? I1 faudrait des aaufs, de la viande, du vin. Au mot : vin, nous avions tous levé la téte, stu- péfaits. Du vin 51 des pauvres ! Ce monsieur nous semblait dire des bétises, tant chez nous, 1’idée de vin se confondait avec l’idée de gens riches et de ripaille. 11 se rendit compte de notre ébahissement, nous embrassa d’un regard circulaire, haussa les épaules et sortit. Nous considérions notre mere presque avec res- pect, d’avoir une maladie qu’une boisson aussi dis- tinguée que le vin devait guérir. La viande, les (eufs nous avaient moins frappés : nous voyions, autour de nous, des gens qui en prenaient le dimanche ; mais 106 du vin !. . . jamais ! Cela nous effarait. Mon premier mouvement fut d’a1ler, la téte en feu, raconter la chose chez les voisins. Quand mes parents voulaient causer, ils devaient attendre qu’i1s fussent couchés, et les enfants endor- mis. Comme j’avais des insomnies, j’entendais sou- vent leurs réflexions et leurs propos : j’apprenais ainsi leurs projets et je partageais leurs inquiétudes. Ce soir—la, quand la lumiere fut éteinte et que mon pere nous crut endormis, il appela doucement : — Mina ! — Oui, pere, répondit—elle. — Est—ce que Keetje dort ? Cette gamine passe ses nuits 51 s’agiter. Elle me poussa du coude et, comme je ne bou- geais pas, elle dit : — Oui. — Ecoute : on t’envoie souvent, dans ton ser- vice, chercher du vin 51 la cave ? — Oui, la vieille ne sait pas descendre, et le fils ne veut pas : alors on m’envoie. — Eh bien ! tu devrais prendre quelques bou- teilles de vin pour mere. — Non, Dirk ! Non, Dirk ! ne lui dis pas ga, protesta ma mere. — Laisse donc ! — Je n’ose pas, pere. Le fils descend de temps en temps pour en prendre du tres bon, et il s’aper- cevrait qu’il manque des bouteilles. 11 y en ajuste deux sur un tas de rangées de six : si j’en 6te, il pour- rait le voir. 107 — Aussi ne faut—il pas enlever ces deux bou- teilles, mais toute une rangée, et remettre les deux sur le tas : de la sorte, cela ne se remarquera pas. — Et comment faire sortir ces six bouteilles ? — Tu les placeras sous la provision de charbon, et chaque matin tu en cacheras deux dans le bac aux ordures, au moment de le mettre 51 la porte ; je me charge du reste. Oui, ainsi cela pourrait se faire, fit Mina, apres un moment de réflexion. — Tu devrais bien aussi m’apporter un des pan- talons du vieux monsieur, puisqu’il est paralysé et ne s’en sert plus. — Un pantalon ! de quelle fagon l’emporter ? La vieille me remet, tous les soirs, mes deux tartines au moment de mon départ. — En faire un paquet serait maladroit, c’est evi- dent. Il faut le mettre et replier les jambes jusqu’aux genoux : en les attachant avec une épingle, cela tien- dra, et personne ne verra rien. — Ah non ! le vieux a la peau qui pele, et il se gratte continuellement jusqu’au sang. Je ne veux pas mettre sur moi un objet qui a touché sa peau. J e la sentais, 51 coté de moi, frissonner de dégofit. Elle me donna des coups de pied et des coups de coude, de révolte, qui m’auraient éveillée dix fois si je n’avais été tout oreilles. Mon pere ne se fficha pas, mais se fit persuasif. — Voyons, nous sommes sains : je n’ai jamais rien attrapé. C’est une blague, la contagion ; je n’ai 108 plus de fond dans mon pantalon : un de ces jours, je ne pourrai plus sortir. Le lendemain, mon pere rentra avec deux bou- teilles de vin : on en déboucha tout de suite une. C’était du vin couleur. .. jus de chou rouge... I1 en versa une demi—tasse a ma mere, qui le but en con- tractant la bouche, comme si elle avait mordu dans une baie sauvage. Puis, avec une cuillere, il nous en donna a gofiter. II but alors a meme la bouteille, la vida aux trois quarts, et claquant de la langue, il déclara : — Cela n’a pas de gofit : je préfére un “bitterje*” Ma mere devint écarlate et eut des nausées : il fal- lut la soigner toute la joumée. Le vin ne put jamais s’acc1imater chez nous. Mina, en rentrant le soir, fit un signe 51 mon pere ; il la suivit dans le petit couloir obscur qui précédait notre chambre. Quand ils revinrent, elle courut se frotter les jambes avec un torchon, en répétant : — Hou ! hou !... sa peau pele, sa peau pele ! Le lendemain, mon pere mit un bon gros panta- lon, dont ma mere, en clignotant f iévreusement des yeux et en tressautant a chaque bruit, avait changé les boutons. * Amer. JE QUITTE MA PLACE Des mon entrée dans 1’impasse, j’entendis les jolies voix des miens, qui chantaient des psaumes en chotur. Un bien-étre m’envahissait. Je précipitai le pas, et entrai chez nous en coup de vent. Les voix se turent dans un couac. — Comment ! c’est toi ? — Oui. — Tu as quitté ta place ? — Oui. — Bientje ! zézaya un de mes petits freres, en étendant ses menottes vers moi. J e le pris sur mes bras. — Klaasje, Klaasje, je suis revenue. — Mais je te croyais si bien nourrie dans ton service, dit mon pere. Quand on est bien nourrie, on doit supporter beaucoup. Nous chantions pour oublier la faim, et tu vois, la lampe va s’éteindre, faute d’huile. — Je savais tout cela, et je suis revenue quand méme. Les premiers jours, étant affamée, je torchais tous les plats avec ma langue, j’étais insatiable. Mais quoi ! je ne suis pas une mendiante : je ne veux donc pas étre nourrie de leurs restes. Je les ai vus 110 remettre des pommes de terre de leurs assiettes sur le plat : c’était pour nous, et ils nous donnaient des tartines dans lesquelles ils avaient mordu. Eh bien ! quand je travaille, je prétends ne pas étre traitée ainsi. Je comprendrais qu’ils ne donnent pas de leur pain d’épice, ou de leur boudin de foie, et autres “délicatesses” qu’ils mangent devant vous sans jamais rien vous en passer. Soit ! mais je ne veux pas que mes tartines aient trainé sur leurs assiettes. — Tu oubliais la faim que tu as eue ici. — Non, pere, seulement quand on travaille, ce n’est pas comme si on recevait une charité. — Tu es ingrate, petite : tu mangeais le pain de tes maitres et tu n’étais pas contente. — Ah ! non ! Je mangeais le pain de mon tra- vail, et non le leur. C’est comme la femme de jour- née, qui geignait de devoir travailler pour les autres. Je lui ai dit : “Tu travailles pour les autres ? Moi pas :je travaille pour gagner ma vie. Crois—tu que je mettrais un seau d’ici la pour cette usuriere qu’est notre patronne, si elle ne me payait pas ? plus sou- vent !” Donc, je travaille pour gagner ma vie ; mieux je travaille, mieux je dois étre traitée, et je travaille de mon mieux. J ’avais prévenu la patronne, et comme, ce soir encore, elle nous a donné des pommes de terre visiblement tripotées, je suis partie sans vou- loir manger. — Eh bien ! tu pourras te coucher sans souper, et te lever sans déjeuner. C’est incroyable, quand on a a manger, de demander davantage. lll — Mon Dieu ! pere, je n’irai pourtant pas vider les vases de cette ignoble vieille, et encore étre son obligée ! Je travaille, elle me paye : nous sommes quittes ; mais je ne veux pas étre payée avec des reliefs. — Voila, c’est la nouvelle souche qui parle ainsi : nous ne pensions pas 51 tout cela. Je haussai les épaules et j’allai m’asseoir avec le petit. Le chat me sauta sur la nuque et s’y installa ; le bébé s’endormit. Au bout d’une demi-heure, j’avais le sang 51 la téte de respirer l’air empesté de notre taudis ; j’étais néanmoins frémissante de bon- heur de me trouver parmi les miens. Je grandissais, et commengais 51 échapper com- pletement 51 mes parents. J ’étais sans aucune ins- truction ; mais depuis l’2“1ge de sept ans, auquel j’avais appris 51 lire, je dévorais avidement n’importe quel écrit qui me tombait sous la main. En 1870, j’allais, en me rendant 51 l’école, lire, depuis le premier mot jusqu’au dernier, les dépéches de la guerre affichées aux devantures des magasins, et ces massacres me hantaient au point que je ne par- venais plus 51 m’appliquer aux legons. J ’avais suivi toute l’affaire Tropmann dans les journaux collés au recto et au verso sur les murs 51 affiches d’Amster— dam ; j’ai lu ainsi des feuilletons entiers. Mais mon impressionnabilité avait surtout été mfirie par la misere, qui nous obligeait 51 ruser pour avoir du crédit, qui nous faisait passer par toutes les transes du loyer qu’on ne pouvait payer, et la honte des créanciers qui venaient nous insulter et 112 ameuter les voisins. Des infamies s’étaient incrus- tées dans ma mémoire, comme celle de l’usuriere qui avait gardé l’argent épargné sur la faim de nos enfants et ne nous avait pas rendu les vétements que nous étions venus dégager. Tout cela m’avait composé une nature étrange, ou une grande candeur naturelle s’alliait a une sen- sibilité et a une compréhension au-dessus de mon age. J ’étais préte a toutes les besognes, mais intrai- table devant ce qui me semblait une injustice. J ’étais souple et en méme temps peu maniable, comme le prouvait ma fugue de ce soir. La lampe continuait a baisser ; nous nous cou- chames, mes parents dans l’unique alcove, les neuf enf ants sur des paillasses par terre. Quandje m’y étendis 51 mon tour, j’eus ce léger vertige qui me prenait chaque fois que je me cou- chais a terre. J ’ajustai les petites fesses de Klaasje dans mon giron, et m’endormis dans le ravissement de sentir contre moi ce petit étre adoré. MA FILLE, MONSIEUR CABANEL* Mina s’était prostituée par paresse et veulerie. Elle était chue dans une maison discrete, ii l’air respec- table et effacé, ou, le soir, se glissaient des messieurs du meilleur monde. Les femmes n’y allaient qu’z‘1 la nuit. Elles appelaient la tenanciere : “Mere”, et devaient, apres avoir regu un client, remettre leurs chapeaux et leurs gants, comme si elles ne venaient que d’arriver. Quand ma SCBUI‘ eut fait le tour des habitués, qui ne reprenaient jamais la méme femme, elle ne gagnait plus rien. Tous ses beaux vétements étaient au mont—de—piété, et ce fut, chez nous, la famine comme avant, car mon pere, usé par les privations et par l’alcool, ne travaillait plus. Ma scnur m’avait, une fois, conduite dans cet endroit. J ’avais quinze ans. J ’étais blonde et fraiche, un vrai poulet de grain. Je n’avais guere de chair, mais une fine peau gainait une charpente des plus flexibles, une petite croupe haute et étroite, deux tétons menus comme de gros bourgeons, ou la seve * Félicien Rops. 114 montait lancinante et que je protégeais d’instinct de mes deux mains. La tenanciere avait insinué que des petites comme ga étaient fort demandées. Oh ! rien que pour montrer leurs jambes a de vieux messieurs tout a fait respec- tables. Rien, rien a craindre ! J ’avais été tres indignée quand j’eus compris ce que ma SCBUI‘ était devenue et ou elle m’avait conduite, et je l’avais traitée de putain. J ’étais, a cette époque, en service chez des diaman- taires juifs, qui, pendant une longue crise de l’indus- trie du diamant, s’étaient faits marchands de vieux habits. Le ménage se composait d’une dizaine de per- sonnes : tout cela grouillait dans une grande chambre et un réduit ; on faisait, le soir, les lits par terre. L’ argent qu’ils gagnaient passait a la nourriture, de préférence des douceurs, et a des toilettes voyantes. J’étais chez eux comme un enfant de la maison et dormais avec les deux fillettes de mes patrons. Tous me témoignaient beaucoup de sympathie, parce que j’étais douce et vaillante : une grande bonhomie régnait dans nos rapports. Nos poux méme sympathi- saient. Les juifs avaient des poux noirs, moi des blonds, et au bout de quelquesjours, nous avions fait des trocs. Nous efimes tous des poux noirs, blonds, et des métis chatains, mais aucun de nous ne s’offensait de ce libre échange ; nous les tuions, avec le pouce, sur le coin de la table, et éprouvions un plaisir féroce a les entendre craquer sous l’ongle. Un soir de sabbat, j’allais me déshabiller pour me mettre au travail, quand ma mere vint. Elle demanda a la juive si je pouvais sortir pendant quelques ll5 heures, ajoutant que mon oncle d’Allemagne était arrivé et voulait me voir avant de partir. Je devinais le mensonge. Au bas de l’escalier, attendait Mina habillée en trainée, les cheveux coupés court et fri- sés au fer comme ceux d’un acrobate, le visage camard grossierement f ardé de blanc et de rouge. Je me fachai, disant que je ne voulais pas qu’on vint me faire honte chez mes patrons. Elle me répondit que je devais étre plutot flattée qu’une sceur si bien mise vienne me voir. — Oui, mais ton air de grue, et la gueule de clown que tu t’es faite, en disent long sur ta belle toilette. Voyons, qu’y a-t-il ? Quelle est cette blague d’un oncle qui désire me voir ? — Ecoute, fit ma mere, Mina ne gagne plus rien ; tous ses vétements sont au clou. Nous mourons de faim. Il y a un monsieur qui veut voir tes jambes. — Ah non !je ne veux pas ! — J e te l’avais bien dit : il n’y a rien a faire avec cette créature enfantine ! Allons ! les petits sont malades de faim. On me mit une épaisse voilette pour cacher ma figure d’enfant, et ma satur m’emmena. J e portais une robe de coton clair, toute sale de l’avoir trainée sur les perrons, en jouant avec les enfants durant ce long jour de sabbat, et un vieux chapeau de dame, mise-bas de ma patronne. Ce chapeau chiffonna la tenanciere : elle craignait que son client ne pensat que j’avais déja cascadé. Elle ne cessait de répéter : — Mais quel beau chapeau ! Tu l’as emprunté pour venir ici ? ll6 Elle insistait tellement que le client, agacé, finit par dire : Mais non, cette guenille est bien a elle ! C’était un homme de cinquante a soixante ans, maigre, de grande allure. Il me mania fiévreusement, en s’exclamant : — Jolie,jolie ! Mon petit corps jamais lavé, mes cheveux bou- clés remplis de poux, semblaient lui faire beaucoup plus d’impression que si j’eusse été imprégnée de parfums et enveloppée de dentelles ; mais la plus grande attraction pour lui, fut certes la douleur que je ressentais. Avant de partir, il me donna des florins, en répé— tant : — Jolie ! Jolie ! Ma sceur m’attendait ; quand je lui dis ce qui s’était passé, elle me répondit : — Je le savais. Maintenant tu ne pourras plus me traiter de putain. Nous rencontrames ma mere sur le pont de notre canal ; elle avait des plaques rouges sur les pom- mettes, et clignotait anxieusement des yeux. J e lui donnai les florins ; elle me jeta un regard éploré, que j’évitai. Rentrée chez les juifs, je me mis a relaver la vais- selle du sabbat. TROISIEME EXODE Aprés plusieurs années effroyablement remplies de jours de famine, il nous fallut également quitter Amsterdam. Cette fois, ce fut pour la Belgique. La Ville paya notre émigration. Nous ffimes de nouveau embarqués le soir, sur un bateau. L’état morbide de mes quinze ans avait donné 51 mon esprit une acuité qui me faisait comprendre toute l’étendue de notre misére, et j’aimais Amsterdam. Quand nous pas- sames sous le pont de la Haute—Ecluse de l’Amstel et que la ville resta derriére nous, je devins pale et grelottai, comme prise de fiévre. 11 y avait sur ce bateau un monde interlope. Un homme et une femme se disputaient et furent débar- qués, en pleine nuit, sur le quai d’une écluse, d’oi1 ils invectivérent le capitaine. Dans la cabine com- mune, plusieurs passagers jouaient aux cartes et aux dés : tous avaient trop bu ; le tabac, l’alcool, et une odeur fade, indéfinissable, empuantissaient l’atmosphére. Un ivrogne avait accaparé tout un banc, s’y était étalé sur le dos, et divaguait ii haute voix, en se donnant de grands coups de poing sur la téte ; son haleine d’alcoolique semait la nausée. 118 Nos enfants dormaient sur des coins de banc ; Mina se faisait peloter par un des chauffeurs ; ma mere et moi étions accroupies dans un coin a terre, serrées l’une contre l’autre, trés apeurées et n’osant dormir. Nous arrivames le matin a Rotterdam, ou des agents de police nous attendaient ; ils interpel- lérent ma mere, en demandant “si c’était elle, cette femme”. Je fus si humiliée qu’en traversant la pas- serelle, je dis tout haut a l’un d’eux : — Mais on va croire que nous sommes des malfaiteurs ! — Non, mon enfant, répondit-il, nous ne les traitons pas ainsi. Ah ! cela me soulageait. Ils nous conduisirent trés aimablement jusqu’a un bateau en partance pour Anvers. Ma mere avait emporté une provision de petits pains rassis qu’on vendait au rabais. Hein vint me dire, tout joyeux, qu’il aimait beaucoup voyager, qu’au moins on mangeait bien, qu’il avait eu quatre petits pains. Moi, je n’avais rien pris :j’avais la gorge serrée et l’estomac fermé, et chez nous, on ne demandait jamais si on voulait manger : on ne donnait qu’a celui qui réclamait. Dans les écluses de Hansweert, des Zélandaises descendirent sur le bateau pour vendre des cerises. J ’en aurais bien mangé, des cerises, si seulement j’avais eu quelques “cents” pour en acheter. Je n’avais jamais vu le costume zélandais, et f us tout a fait séduite par le beau bonnet de dentelle, a 119 larges ailes, et les omements d’or attachés de chaque coté des tempes. Le riche collier en corail et le cor- sage a fleurs brodées, m’attiraient spécialement. J ’aurais voulu étre paysanne zélandaise pour pou- voir m’habiller ainsi ; méme l’amoncellement des jupes, qui les faisait rondes comme des cloches, me plut. En remontant l’échelle, une des Zélandaises eut sa jupe soulevée par le vent, et l’on vit qu’elle ne portait pas de pantalon. Ah ! la joie que cela provoqua ! Je fus surtout écoeurée des rires des femmes, parmi lesquelles ma soeur Mina qui s’était fait offrir des cerises ; je lui jetai entre les dents : “Salope !” A Anvers, mon pére nous attendait sur le quai. Cette ville, trés morte a cette époque, me déplut. Le flamand qu’on parlait autour de moi me semblait ce que j’avais, de ma vie, entendu de plus grossier. Une dame bien mise disait a un enfant : “Marche, marche, ou je te donne sur ton cul.” Je vis de grandes fillettes s’accroupir, en se découvrant plus haut qu’il n’était nécessaire, sans la moindre retenue. Ah ! si c’était la le Belge ! Je demandai oil se trou- vaient les canaux. Je ne me figurais pas de ville sans canaux. — Il n’y en a, dit mon pére, que dans le quartier des prostituées, et encore ! Pas de canaux ! Je pris tout en aversion dans cette ville. Nous mimes nos frusques sur une charrette a bras, que Hein et moi poussames jusqu’au fond d’un faubourg. Cette fois, mon pére ne s’était méme 120 pas avisé de chercher une demeure quelconque. De braves cabaretiers chez qui il logeait, nous permirent de coucher dans leur grenier. — Il n’y a que le cordonnier du premier qui y travaille, nous dit la femme. Nous mimes de la paille par terre, et nous voil:‘1 couchés, ayant tous la migraine, 51 proximité de ce cordonnier, qui nous reluquait, ma soeur et moi, et qui, dés cinq heures du matin, tapait dur sur le cuir. FABRIQUE DE CHAPEAUX J ’avais dix—sept ans. Nous habitions a Bruxelles un quartier ouvrier. Nous ne savions pas un mot de frangais, et méme le “marollien” nous était inintel- ligible : cela nous empéchait tous, mon pére le pre- mier, de trouver un travail convenable. Une jeune femme du voisinage m’emmena a la fabrique de chapeaux oil elle était employée ; je f us embauchée. On me conduisit dans un grand atelier rempli de vapeur, oil des femmes, presque toutes jeunes, besognaient, les manches retroussées, devant de longs bacs remplis d’eau chaude, additionnée de vitriol, me dit-on. Elles s’arrétérent un instant pour me dévisager ; puis les tétes se penchérent, les bras s’abattirent, et le travail reprit fiévreux. Je trouvais trésjolie, en entrant dans la salle, la buée argentée, oil ces jeunes bras nus et ces chevelures de toutes nuances se démenaient dans une grande acti- vité ; mais quand il me fallut respirer les émana- tions qui s’en dégageaient, cette impression presque inconsciente de beauté se dissipa bientot. On me conduisit vers une jeune femme qui devait me mettre au courant : elle me regut assez mal, car, 122 comme on travaillait A la piece, s’occuper de moi était pour elle une perte de temps. Le travail consistait A tremper dans l’eau vitriolée de longs bonnets en laine, et A les enrouler en les frot- tant sur une tablette attenante aux bacs. On répétait l’opération jusqu’A ce que les bonnets fussent assez rétrécis pour en fagonner des chapeaux de feutre. On suait abominablement A cette besogne, et, par cet hiver glacé, toutes presque toussaient. L’eau était tres chaude, l’acide corrosif : mes ongles se ramollirent en quelques heures, et se cassérent, en laissant dépasser un gros bourrelet de chair au bout de chaque doigt. A l’heure du déjeuner, mes mains étaient si gonflées et si douloureuses que je ne pus presque tenir ma tar- tine. Pendant ce repas, mon interrogatoire commenga : — Comment je m’appelais ? — Keetje Oldema. — Quoi ? ce n’est pas un nom ! — D’oi1je venais ? — Dela Hollande. — Ah ! et c’est 1A qu’on parle cette langue que vous babillez ? Eh bien ! non, je ne voudrais pas par- ler ainsi. Et vos cheveux, vous les frisez la nuit pour les avoir ainsi ondulés le matin ? — Non, ils sont ondulés, disais—je, en caressant mes bandeaux. — Oui, on connait ga. Elles ne m’aimaient pas. Pourquoi, encore une fois ? Partout je produisais la méme impression. J e sentais que pour un rien, comme A l’école, elles m’auraient mise en charpie. Enfin ! 123 Une fille, au nez retroussé, me demanda si je savais chanter. — Oui. — Alors, chantez-nous quelque chose. J’entonnai l’air national hollandais. Elles me regardérent ébahies. — Ah bien ! c’est comme A l’église. Vous allez A la procession ? J ’étais trés humiliée de cette demande. A la procession, moi ? Ah non ! je ne crois pas A ces bétises. — Et A la messe ? — Non plus. — Vrai ! vous en étes, une pratique. Nous y allons, nous, A la messe. J ’entendis chuchoter : “C’est une juive.” Celle qui m’avait fait chanter n’en revenait pas, tant elle était écoeurée de mon chant. — Ca, chanter ! Zut ! écoutez : moi, je sais chanter. Elle se campa, les deux poings sur les hanches, la téte relevée de facon que la lumiére jouait jusqu’au fond de ses narines dilatées, et, la bouche démesuré- ment ouverte, elle gueula d’une voix de poitrine, poussée en pointe : — Ah /haha /men lief is no den Euss, etc. Des “Ca est bien !” accueillirent son chant et ses gestes. — VoilA comment on chante chez nous. Tout le monde comprend cela, tandis que ce que vous avez miaulé. .. 124 Une moue acheva sa pensée. Inutile ! elles me détestaient d’instinct. On m’avait envoyée, dans un autre atelier, cher- cher des sacs de laine. En traversant la cour, je croisai un vieux monsieur qui me dévisagea, puis me sui- vit. Dans l’escalier, il me parla en frangais, mais je ne comprenais pas. 11 me fit alors signe de le suivre aux greniers. Cette fois, je compris et fis non de la téte. Quand je redescendis, il était encore la. Il continua sa mimique, moi la mienne, et je rentrai a l’atelier. — Ah ! ah ! le patron ! chuchotérent—elles. Et toutes de l’observer d’un regard oblique. Quand il eut quitté, une vieille déclara : — Cela ne pouvait manquer : c’est tout a fait son genre. L’aprés—midi, on avait fini par me laisser tran- quille. Je m’appliquais le mieux que je pouvais, de mes mains endolories qui ne s’habituaient pas 51 Ce liquide corrosif, quand un homme entra. — On parle au bureau d’une nouvelle, qui doit étre un oiseau rare. Oil est-elle ? On me montra. — Ca ? Ah non ! Il touma sur lui—méme, en se tapant les cuisses et s’esclaffant : — Ah la la ! ils en ont du gout, ces messieurs ! Mais c’est une sauterelle : regardez donc ses bras !! Le fait est que mes bras de fillette maigre et mes longues mains m’avaient plus d’une fois attiré des quolibets ; aussi les montrais-je le moins possible, mais, ici, il avait bien fallu retrousser mes manches. 125 Je pleurais presque de honte, surtout que la joie de toutes ces femmes, vieilles et jeunes, était réelle. Cela dura ainsi quatre jours. Le quatriéme, au gou- ter, je ne pus manger mes tartines : elles les avaient trempées dans cette immonde eau vitriolée. — Je m’en vais, leur dis-je. J ’en ai assez : un étre humain ne peut vivre parmi vous. Elles demeurérent quelque peu baba. Une des plus agées déclara : Quand j’ai vu entrer cette petite, j’ai senti qu’elle ne resterait pas : elle n’a rien a faire ici. Regardez-la donc avec son médaillon, et ce ruban dans les cheveux ! Je me rendis au bureau auprés du contremaitre : un petit homme réche, et lui demandai mon compte ; j’ajoutai qu’il m’était impossible de rester au milieu de cette racaille. — Eh bien ! allez-vous-en, mais je ne peux vous payer que le samedi soir 51 sept heures. C’était dit sur un ton hargneux, qui m’étonna. Le samedi, je revins, avec ma petite socur Naatje, recevoir le salaire de ces quatre jours. Dans la cour de la fabrique, toutes les femmes étaient assem- blées pour la paie. En m’apercevant, elles commen- cerent a ricaner, a me pousser, et une me tirait ma tresse, quand accourut le petit contremaitre. I1 empoigna la f ille par les deux épaules et, du genou, lui appliqua une volée de coups au bas des reins ; puis, me poussant dans le bureau, il me remit neuf francs et me conduisit a la porte, oil il cria : — La premiere qui bouge, je la fous dehors ! 126 J e détalai avec ma socurette. A deux cents métres de la fabrique était une maison de campagne ; de dessous les arbres qui la bordaient, surgit le patron. J c lui jetai en hollandais un “Vieux salaud !” sonore, et nous nous sauvfimes dans l’obscurité, en riant aux éclats. ILS PELENT DES OIGNONS Toute offre de gagner quelques sous était acceptée par nous avec empressement. Une vieille dame, fabricante de conserves alimen- taires, proposa a ma mere de donner du travail a Naatje, qui avait douze ans, et a Kees, qui en avait huit : ils devraient, toute la journée, peler de petits oignons. Le premier soir qu’ils revinrent de cette besogne, nous fumes épouvantés. Leurs figures étaient bouf- fies et barbouillées de se les étre frottées de leurs petites mains sales, leurs yeux gonflés, comme si on les avait rossés et s’ils avaient pleuré durant des heures et des heures. Nous demandames comment cela s’était passé, et ils nous racontérent leur joumée. En arrivant le matin, 51 sept heures, chez la vieille dame, elle les avait installés sur de petits bancs devant un grand panier d’oignons, et leur avait montré comment ils devaient délicatement enlever la pelure sans les entailler, car chaque entaille devenait bleue dans le vinaigre, et les oignons ainsi détériorés ne pouvaient plus servir a des conserves de premier choix. Ils s’étaient mis a l’o:‘:uvre pendant 128 que la dame, assise a coté d’eux, nettoyait des cor- nichons. Au bout de quelques instants, leurs yeux commencérent a couler, et ils les essuyérent avec leurs mains mouillées de séve d’oignons. Alors Naatje, n’y tenant plus, s’était mise a bouger sur son petit banc, et la vieille dame avait dit : — Nateke, pour l’amour de Dieu, tenez vos pieds en repos. Puis était entré un jeune homme, qu’ils prirent d’abord pour son fils, mais quand ils eurent com- pris que c’était le mari, ils furent pris d’un fou rire, qui avait mis la vieille dame hors de ses gonds, et elle s’était écriée : — Au nom de la Sainte Trinité, Keeske, cesse de rire comme un petit cochon ! Et leurs rires étaient devenus des cocoricos quand le jeune mari leur avait fait signe de renverser le panier d’oignons, ce qu’ils firent incontinent. La dame s’était lamentée, avait imploré la Sainte Vierge et déclaré que les enfants étaient un fléau. Le jeune mari avait répondu : — Un fléau ! grand-mere, parce que tu es trop vieille pour en avoir. Elle avait alors levé les yeux au ciel en geignant : — Seigneur, pardonnez—lui, car il ne sait ce qu’il dit ni cequ’il fait. Pendant quinze jours, Naatje et Keesje nous amu- sérent le soir des histoires de la vieille dame et de son jeune mari ; mais l’inflammation de leurs beaux yeux devenait si grave que nous efimes peur, et n’osames plus les laisser continuer a peler des oignons. UNE NUIT AU PARC DE BRUXELLES Nous habitions, au fond d’un faubourg, une mai- son neuve oil l’eau suintait des murs ; au rez—de— chaussée, le propriétaire tenait une boutique de comestibles. Nous avions versé d’avance le pre- mier terme, et nous prenions chez lui des vivres a crédit ; mais, comme au bout d’un mois nous n’avions pas de quoi payer le nouveau terme ni les denrées, la femme du propriétaire, une paysanne f lamande, enceinte de six mois, montait tous les jours réclamer son argent en nous insultant. Nous ne pouvions plus ni monter ni descendre sans étre interpellés. Moi surtout, j’avais le don d’exciter sa rage : elle écumait littéralement quand elle me voyait. — Ah vous ! avec vos allures de demoiselle ! vous feriez mieux de payer les gens que de vous onduler les cheveux. Ah ! mon Dieu, voyez donc ces cheveux : on dirait la Sainte Vierge, et cepen- dant ga ne paye personne. Un jour, je vous coiffe- rai, moi ! Elle me terrifiait. J e faisais ce que je pouvais pour trouver de l’ouvrage, mais ignorant le frangais et ne sachant oil m’adresser, je ne trouvais rien. 130 Enfin, nous devions déménager. Ma mere avait loué deux chambres a l’autre extrémité de la ville, et mon pére, qui était devenu camionneur dans une messagerie, devait, en cachette de son patron, faire le déménagement entre deux courses. Il vint donc, un dimanche matin, avec le camion. Je m’étais sau- vée, certaine que la propriétaire ameuterait tout le voisinage, lorsqu’elle saurait que nous quittions sans la payer et sans dire oil nous allions. En effet, quand le camion partit au grand trot avec nos frusques, et ma mere et les enf ants entassés dessus, cette femme enceinte s’accrocha a la voiture, et galopa durant plusieurs minutes jusqu’a ce que, exténuée, elle dfit la lacher ; elle continua néanmoins a suivre, de fagon a ne pas la perdre de vue. J ’attendais l’arrivée du camion a l’Allée Verte. Ma mere me fit en passant signe de venir, mais je vis de loin accourir la femme, rouge, hagarde, hale- tante. J ’eus le temps de me cacher derriére un arbre, car elle m’aurait écharpée, et quand elle fut passée, je me sauvai. Rejoindre ma famille, il ne fallait pas y songer pour l’instant. Je fis un long détour, et abou- tis au pont de Laeken. C’était fete dans ce faubourg : il y avait une foule rigolante. Pres du pont, au bord du canal, le camion était arrété, ma mere et les enfants a coté, mon pére, ivre, couché a l’intérieur. Ma mere me mit au courant : la femme les ayant rattrapés, avait prévenu les nouveaux propriétaires que nous ne payions personne, et ceux—ci avaient rendu l’argent du demi—mois de loyer donné en compte. Et nous voila dans la rue ! Mon pére, déja 131 pris de boisson, s’était enivré complétement, et, comme il ne rentrait pas avec la voiture, i1 allait sans doute perdre sa place. La honte et 1’angoisse m’affolérent. Mon frére Hein, qui avait seize ans, se trouvait 1A, mortifié comme moi. Je lui dis : — Viens, Hein, nous ne pouvons rester, comme des vagabonds, A coté de ce véhicule et de cet ivro— gne. A11ons—nous—en, nous trouverons bien un gite. Je dis A ma mere de venir le lendemain, A neuf heures, dans la grande allée du Parc, et nous par- times. Hein portait un petit complet de coutil écru, trés propre ; moi, j’étais assez bien mise. Hein, qui travaillait chez un forgeron, recevait cinquante cen- times pour son dimanche, et voulait, comme il fai- sait toujours, acheter des boules de sureau : i1 en avait cent pour ses cinquante centimes et en sugait toute la joumée ; mais cette fois, pour ne pas rester sans manger, je lui conseillai d’acheter des petits pains, ce que nous fimes. Comme d’habitude, je n’avais pas un sou. Dans le peuple, les fréres et soeurs se connaissent en somme peu, aprés les années d’enfance : les gar- gons vont A l’atelier, les filles travaillent de leur coté, et1’on se voit et l’on se parle rarement. J e fus donc étonnée de trouver mon frére si gen- til, de l’entendre rire si na'1'vement, et faire des réflexions si justes et si fines : je fus vraiment trés heureuse de nous sentir aussi bien ensemble. Nous allfimes au Jardin botanique manger nos petits pains. Puis je m’en fus chez un brave peintre 132 allemand, A qui je voulais raconter notre mésaven- ture et demander de nous procurer un logement pour la nuit ; mais il était A la campagne jusqu’au lende- main. Je revins vers mon frére, la figure décompo- sée. Qu’allons-nous faire ? Retrouver la famille grouillant A coté de ce camion, comme des saltim- banques auprés de leur roulotte ? Ah non ! tout notre étre se rebiffait A cette seule idée. — Il ne nous reste, dis-je, qu’A nous promener toute la nuit : il fait chaud, cela ne sera rien. Nous nous acheminons vers le Parc. Nous y fi mes des tours et des tours, et comme la température était trés douce, je proposai de nous laisser enfermer. A cette époque, le Parc n’était pas éclairé ; il y avait concert au Waux-Hall ; la foule commengait A s’écouler ; un “garde-ville” était posté A chaque sor- tie. A voir partir le monde, je pris peur, et craignis que les agents ne fissent une ronde, pour s’assurer que personne n’était resté. Nous sortimes donc avec les autres et nous nous mimes A errer par les rues. Nous commencions A étre éreintés et A avoir trés faim. Puis la frayeur me vint d’étre ramassés par la police. — Mon Dieu ! Hein, si nous demandions asile au commissariat ? Cela vaudrait mieux que de nous faire arréter : j’en mourrais de peur et de honte, car on est souillé pour la vie quand on a été appréhendé par des policiers ; je t’en supplie, allons plutot nous mettre entre leurs mains. Je tremblais tellement que mon frére se mit A pleurer. Nous descendimes vers la Grand—Place. Hein 133 accosta un agent et lui demanda asile ; l’agent fit un haut—le-corps, me regarda, regarda Hein, puis nous conduisit vers le commissaire. Mon frére parla. Le commissaire, un vieillard, écoutait en me dévi— sageant ; il entra dans une colére bleue : — C’est sans doute pour des dettes que vous étes dans cette situation ! Cela ne me regarde pas et vous n’avez qu’a vous tirer d’affaire ! L’agent hasarda un timide : — Ce sont presque des enf ants, monsieur le commissaire. Mais il se facha davantage, et répondit que nous n’avions qu’a retoumer dans la commune d’o1‘1 nous venions. J e lui dis que nous nous étions adressés a la police de peur d’étre ramassés. — Et de peur d’étre ramassés, vous venez vous rendre : elle est forte, celle—la! Eh bien, allez—vous—en! Une fois dans la rue, nous nous mimes a rire et a gambader, bien que claquant des dents. — Ah ! si c’est ainsi, que] bonheur ! Ouf ! quelle chance ! Allons nous promener, maintenant que nous sommes sfirs de n’étre pas arrétés. En avant ! Ah ! mon Dieu ! quel méchant vieux ! En avant ! Et nous voila remontant vers la rue Royale. Aprés avoir encore erré quelque peu, nous nous décidons a passer quand méme la nuit dans le Parc, ou nous pénétrons en grimpant par-dessus la grille. Les bancs étaient mouillés de rosée. Nous n’osions presque pas marcher de crainte d’étre entendus du dehors ; nous n’osions aller dans les bas—fonds, a cause des ossements de ceux de 1830. Mon frére 134 grelottait sous son petit costume de coutil. De dormir, il n’était pas question : nous étions trop ter- rifiés ; nous nous assimes au pied d’un arbre. Quand le jour commenga a poindre, un ouvrier nous vit de la rue Royale. Nous nous sauvames dans les hauteurs. Je m’accroupis sur un banc, je relevai ma jupe et fis s’étendre Hein, la téte dans mon giron, ma jupe rabattue sur lui. Nous étions figés de froid. Hein résistait moins bien que moi ; mais, ainsi couvert, il s’endormit ; moi, je som- meillais, sur le qui—vive. C’est ainsi qu’un homme nous trouva. — Que faites—vous ici ? — Nous avons été enfermés. — Quoi ? vous vous étes fait enfermer pour “faire vot’ gout” ? Je comprenais déja un peu le jargon bruxellois. — Mais c’est mon frére ! — Vot’ frére ? Oui, je connais ga. Attendez, je vous aurai. Et il s’en alla. Nous n’attendimes pas son retour et sautames par-dessus la grille. Des paysannes qui passaient, avec leur charrette de lait, ou des paniers de légumes sur la téte, pour aller au marché de la Grand—Place, ricanérent en par- lant de mon amant. Je rougissais de honte : méme si Hein n’avait pas été mon frére, c’était un petit gargon. Au boulevard, nous nous assimes : nouveaux quolibets d’ouvriers qui se rendaient au travail. Hein ne disait rien, aussi géné que moi de cette situation équivoque. 135 Quand le Parc s’ouvrit, nous y retoumames attendre ma mere. Hein n’en pouvait plus. Un agent en uniforme nous demanda ce que nous faisions encore la. J ’allais lui répondre quand mon frére me chuchota : — Tais—toi ! c’est l’homme qui nous a réveillés. Comme nous étions de nouveau affalés sur un banc, un pochard vint s’asseoir a coté de nous, en bougonnant. Il avait en main un paquet ficelé : c’étaient visiblement des tartines. Hein et moi, nous échangeames un regard, et nous nous comprimes. Le paquet tomba : d’un coup d’o:‘:il,je fis lever Hein, qui contouma le banc, ramassa le paquet et s’éloigna lentement ; je restai assise. L’homme s’apercut bien- tot de la disparition de ses vivres ; en cherchant autour de lui, il bégayait : — Les cochons ! ils me les ont volés ! Alors, comme dégofitée de ce voisinage, je me levai et m’éloignai 51 mon tour. A l’extrémité du Parc, je rejoignis mon frére. Nous défimes fiévreusement la ficelle, mais, au lieu des tartines bien beurrées que nous espérions, nous ne trouvames que deux tranches de pain trés rassis et sans beurre : c’était égal ! il nous sembla exquis. Ma mere arriva a l’heure convenue. Elle nous dit que ma mauvaise téte l’avait fait passer par des transes mortelles ; que mon pére s’était mis a errer par les rues avec le camion ; qu’elle avait vu un appartement a louer et qu’on nous avait acceptés. Elle nous conduisit dans une rue de faubourg, au second étage d’une maison, dont encore une fois 136 une boutique de comestibles occupait le rez-de- chaussée. Un crédit nous était déjii ouvert : nous étions voués 51 cela. Hein, tout courbaturé, ne pouvait presque pas monter les escaliers : en haut, il se laissa choir sur un tas de guenilles, et s’endormit. J e bus du café et man- geai une tartine, et une nouvelle étape de misére commenga. LA VARIOLE Notre habitation se composait d’une cuisine de cave et d’une mansarde ; toute la famille couchait dans celle-ci sur des loques. Comme j’avais dix-sept ans, je ne voulais plus de cette promiscuité, et dormais dans le sous—sol, sur un vieux canapé. J ’étais allée le matin chez une amie qui m’avait promis de me conduire a un théatre, oil l’on demandait des choristes. On ne m’avait point acceptée, parce que je ne connaissais pas le frangais. Découragée, j’étais restée chez cette amie jusque tard dans la soirée. Klaasje, mon petit frére de huit ans, souffrait depuis la veille de fiévre, accompagnée detaches rouges sur tout le corps ; et voila que, rentrée dans notre sous—sol, je trouve ma couche occu- pée par l’enfant, chez qui s’était déclarée une variole noire. Sur deux chaises accolées au cana- pé, mon frére Dirk, qui avait treize ans, était étendu avec le petit, figure contre figure sur le méme oreiller : il lui tenait les mains pour l’empécher de se gratter, et inventait des histoires af in de le dis- traire. 138 Klaasje était un enfant d’une rare beauté. Je l’appelais mon petit lézard, pour l’habitude qu’il avait de se cacher sous les meubles, lorsqu’il avait été méchant. La pensée qu’il pourrait étre défiguré, nous affolait tous. Je me couchai sur le carreau, ne voulant pas monter pres des gargons et des parents, et j’enten— dis Dirk raconter des histoires d’éléphants, qui s’étaient sauvés sur les tours de Sainte—Gudule pour échapper aux puces qui les harcelaient. L’enfant demanda, la langue épaissie par l’inflammation, oil les puces pouvaient mordre les éléphants, puisqu’ils ontune grosse peau partout. Dirk était attrapé : il se tut un instant, puis répondit : — Dans le cul. Le petit fut pris d’un fou rire si communicatif que nous nous tordimes tous. Il dit alors, parlant de plus en plus difficilement : — Je sais bien que ce sont des mensonges, mais raconte encore : c’est si amusant quand méme. Et Dirk inventait, toute la nuit, des histoires. Pendant toute la durée de la maladie, il resta pres de l’enfant, lui tenant les mains pour l’empécher de se marquer, et lui contant, figure contre figure, des choses abracadabrantes. LES POMMES DE TERRE Aucun de nous, excepté Kees, n’ajamais osé mendier. Par les périodes les plus aigués de la famine, l’idée seule ne nous en venait pas. Mais Kees, lui, avait la faim abominable : méme ayant eu sa part, mais n’étant pas rassasié, il suivait les morceaux de la main a la bouche et de la bouche a la main. Donc Kees osait. I1 allait demander aux fenétres des cuisines de cave, et on lui donnait des restes de pommes de terre. 11 en mangeait, mais en rapportait a la maison. Un jour, rentrant malade et exténuée de faim et de fatigue d’avoir en vain cherché du travail, je trouve les miens tenant chacun, entre les doigts, une pomme de terre froide et déja gfitée. Je demande d’oi1 elles viennent. On me répond que Kees les a apportées. Kees s’était prudemment retiré vers la porte, pour éviter une taloche. — Comment, sale béte, dis—je, en me dirigeant vers les pommes de terre, tu oses mendier ! Et j’en pris une entre les doigts : elle était sure, mais délicieuse. Kees suivait du regard la pomme de terre, de la main a la bouche et de la bouche a la main. Ce regard 140 demandait : “C’est bon, n’est—ce pas ? et je n’aurai pas de taloche ?” Comme je lui répétais qu’il ne devait pas men- dier, il mit les mains dans les poches de son panta— lon, le secoua en le relevant, et ses yeux et un plissement du nez disaient : “Elle est forte, celle—la !” Plusieurs fois j’en ai mangé, de ces pommes de terre. UN PAIN POUR DES TIMBRES J ’étais rentrée, trés énervée d’une longue pose debout chez un peintre, avec des vétements mouillés sur moi, et de n’avoir, de toute la journée, mangé qu’un exquis petit sandwich au saumon qu’il m’avait donné. A la maison, rien. Tous m’atten— daient, croyant que j’apporterais l’argent de la pose ; mais on ne m’avait pas payée, et je n’osais jamais demander. Nous discutions de quelle fagon nous pourrions bien obtenir du pain a crédit, quand je me souvins d’avoir en poche quelques timbres d’un, deux et cinq centimes. Je les avais trouvés a l’atelier, parmi les paperasses dont je débarrassais un plat de Delft, et, comme ils étaient chiffonnés et racomis, le peintre me les avait laissés. J e savais qu’on pouvait acheter en payant avec des timbres—poste, mais aucun de nous n’osait le faire. Enfin Kees se décida et revint, a notre stupé— faction, chargé d’un pain et d’une chandelle, car nous étions aussi sans lumiere. Nous demandfimes com- ment il s’y était pris, et alors ce petit bout d’homme de dix ans nous expliqua tres sobrement : comme 142 quoi la femme avait d’abord refusé de donner un pain pour ces vieux timbres ; puis qu’il avait parle- menté en expliquant que des timbres, c’était comme de l’argent, qu’elle pouvait bien les prendre aussi bien a lui qu’a la poste, et qu’elle s’éviterait ainsi une course. L’intelligence logique et déliée qu’il avait dé- ployée, pour amener cette lourde Flamande a lui donner ce pain en échange des timbres, était adorable et rare. Malgré mon ignorance, je le compris et j’en fus fiére. KEES ACROBATE Je retoumais a la maison, éreintée jusqu’a l’épuise- ment de mes étemelles randonnées a travers la ville, a la recherche d’un travail quelconque. Je vis un ras- semblement de cinq a six personnes ; je croyais a un accident. En m’approchant, j’apercus Kees, les jambes écartées, se courbant lentement en arriere pour ramasser, avec la bouche, une piece de cin- quante centimes, placée entre ses pieds. Ma premiere pensée fut de l’empoigner et de l’envoyer a la maison a coups de pied ; mais, un faux mouvement, et il se brisait l’épine dorsale. J ’attendis donc. 11 se remit droit avec grande précaution, la piece de cinquante centimes entre les dents. La premiere personne qu’ il apercut fut moi, bleme de honte ; il me regarda, cracha sa piece, et se sauva a toutes jambes, en retoumant la tete pour voir si je le suivais. Voila donc oil nous en sommes dans ce pays étranger, oil nous mourons littéralement de faim ! J e rentrai chez nous, décomposée. Mon premier mot a ma mere fut : — Pourquoi Kees n’est-il pas a l’école ? Je l’ai trouvé dans la rue, faisant des tours de saltimbanque, 144 pour de l’argent. C’est votre faute, si les enfants croulent tous : quand il faut chercher un petit seau de charbon, ou garder le linge sur la prairie, vous les tenez hors de l’école. Et Dirk ? Avez—vous cher- ché un atelier pour le mettre en apprentissage ? — Non, je ne suis pas allée : il est trop petit. — Mais il a quinze ans : les petits doivent vivre comme les grands. Faites-en un cordonnier ou un tailleur. Ce n’est pas un lourd travail comme celui de notre Hein chez son forgeron. — Fiche—moi la paix ! tu es comme ton pére : tu veux faire travailler les petits enfants pour garder ton argent, quand tu en gagnes. — Je suis a la méme enseigne qu’eux :je ne sais pas de métier. Vous nous avez flanqués dans le monde pour nous laisser pousser comme de mau- vaises herbes, et crever de misére. Moi, je n’aurai pas d’enf ants ! — Quel est ce langage malpropre ? D’oi1 sors- tu ? —— Voyons,j’ai dix—huit ans ; c’est abominable de nous avoirjetés dans la vie pour faire de nous ce que vous faites ! — Tu parles selon ton intelligence ; il faut bien prendre les enfants quand ils viennent. — Ah zut ! c’est sans doute moi qui aurais dfi vous apprendre a ne pas en avoir. La porte s’ouvrit. Kees s’arréta sur le seuil, n’osant entrer. J e ne le regardai pas. N’y a—t—il rien a manger ? demandai—je a ma mere. 145 — Non, je croyais que tu aurais rapporté quel- que chose. Kees entra ; il fit le tour de la chambre, en m’ob— servant. Nos regards se rencontrérent. Le sien disait : — Tu vois, j’aurais pu te donner du pain, mais tu es montée sur tes grands chevaux, et voila ! Ah ! ce petit étre adorable ! il avait cherché a uti- liser sa souplesse, son adresse, dont il se prévalait auprés des autres gamins. Ce jeu, oil librement on l’avait laissé se développer, il voulait s’en servir pour nous nourrir. J e me pris a sangloter frénétique- ment. — Que vont-ils devenir ? Que vont-ils devenir ? — En voila des histoires ! Qu’est-ce que cela peut bien te faire, ce qu’ils deviennent, pourvu que tu t’en tires ? Du moment oil tu as des livres a lire, tu te moques bien du reste. Si tu aimais tant les enfants, tu ne les cognerais pas, comme tu fais. J e bondis devant ma mere, en rugissant : — Mais je veux qu’ils apprennent, qu’ils appren- nent ! Ne voyez—vous pas qu’ils deviennent des vagabonds ? qu’ils finiront en prison ? Ne comprenez- vous donc pas oil nous allons, maintenant qu’ils grandissent ? Elle haussa les épaules. Rien a faire. C’était cepen- dant la méme mere qui ne voulait pas, quand ma soeur ainée et moi étions petites, nous envoyer a une école gratuite, et qui avait mis son manteau au clou pour payer l’écolage. Kees avait a nouveau disparu. Une demi—heure plus tard, il revint avec un grand pain. Ma mere le 146 découpa. Je n’en voulais pas d’abord, mais vaincue par la faim, j’en pris une tranche. — Kees, dis-je, viens pres de moi. — Pourquoi ? demanda-t-il, méfiant. — Allons, viens. Mon intention était de l’entourer de mes bras, de l’embrasser, et de le tenir un peu contre moi. Il vint ; je le pris par les épaules. Son beau regard limpide, logique, et déja averti des choses lamentables de la vie, me remua tellement que je me mis a le secouer, et lui criai dans la figure : — Tu ne dois pas faire ga ! tu ne dois pas faire ga ! salaud ! salaud ! Mére ! voila que cette fausse canaille m’attire prés d’elle pour me faire du mal ! D’une secousse, il se dégagea et se réfugia auprés de ma mere. — Oui, elle est fausse et judas, cette créature ; elle n’a rien de mes autres enfants. — Si ! si ! je ressemble a Kees, mais il ne com- prend pas. Je me remis a sangloter éperdument. J’avais, a cette époque, la force de pleurer plusieurs heures de suite. SYMPHONIE DE LA FAIM Nous avions tous des nausées de faim. Je n’étais pas sortie, ne sachant de quel coté me diriger. Mon pére était fini, avachi ; nous ne le voyions presque plus ; il vagabondait a droite et a gauche, incapable de tout travail sérieux. Hein et Naatje discutaient le truc a employer pour se rassasier d’une seule petite tartine. Naatje pré- tendait qu’il fallait la grignoter en rond, garder en bouche le demier morceau, grand comme un “cent”, et l’y laisser dissoudre. — Non, répliqua Hein, tu n’y es pas. Manger lentement donne plus faim ; moi, quand je veux me rassasier d’une tranche de pain, j’avale les mor- ceaux presque sans les mficher : on a bien mal a la téte aprés, mais on a moins faim. Dirk entra en coup de vent ; il laissa la porte grande ouverte, alla droit fouiller dans les armoires, les tiroirs, le poéle et jusque sous les meubles, a la recherche de quelque chose a se mettre sous la dent. Sa figure avait une expression de ma- niaque. N’ayant rien trouvé, il repartit sans dire un mot. 148 Ma mere, pensant soulager sa migraine, était sor- tie humer aux fenétres des cuisines le parfum des mets qu’on y préparait ; mais elle rentra plus malade encore de s’étre exacerbé l’appétit. — Qu’est—ce que cela peut bien étre, cette nour- riture des riches ? L’odeur seule vous réveillerait un mort ; mais ainsi a vide, cela vous fait haleter. Qu’allons—nous faire ? Comme j’avais le vertige et que les tempes me battaient, je me dirigeai vers la fenétre pour l’ouvrir, et je vis a la devanture du charcutier d’en face, Kees léchant la vitrine a la place contre laquelle s’étalaient, a l’intérieur, les jambons et les langues de bocuf. Je tressautai, comme piquée par un taon. — Mere ! mere ! criai-je, cours vendre mes livres et fais monter Kees, ou je le tue ! Folle de lecture, et désespérée de ne savoir lire le francais et de ne pouvoir trouver des livres hollan- dais, j’avais racolé de droite et de gauche quelques livres flamands. 11 en était qu’a défaut d’autres, j’avais lus dix a douze fois, comme la Tombe defer d’Henri Conscience. Je m’étais ainsi composé une petite bibliothéque, que je dévorais sans relache. A plusieurs reprises, j’en avais aprement défendu la vente ; mais ce jour-la, j’empilai tous mes bouquins dans un panier, et j’envoyai ma mere les vendre a la Galerie Bortier. J e croyais, comme pour ma robe de premiere communion, que nous allions avoir un gros prix de ces vieux livres, qui étaient tout pour moi. Pendant que ma mere était partie les brocanter, la locataire principale monta chez nous, essoufflée. 149 — Mademoiselle, dites a votre mere que je lui ouvre un nouveau crédit. Je sais que vous étes, depuis plusieurs jours, sans manger. Eh bien, j’ai offert une tartine a votre petit Klaasje, et il l’a refu- sée en disant : “Merci, madame, je viens de manger.” Je sais que cela n’est pas, et il est si petit ! Klaasje avait huit ans. J ’eus des spasmes d’émo- tion. 11 s’en trouvait donc encore parmi nous qui n’étaient pas vaincus ! Ma mere revint bientot. Elle avait, avec grande diff iculté, obtenu un franc et soixante—quinze cen- times pourtous mes livres. KLAASJE CONDAMNE La porte s’ouvre avec fracas ; un homme entre, tenant Klaasje par le bras. — C’est votre garcon ? II a cassé ma vitrine. Si vous voulez payer vingt-quatre francs, c’est bien ; sinon je porte plainte. — Vingt—quatre francs ? dit ma mere, d’un ton indolent. Impossible, homme, je ne peux pas les payer. — Comme il vous plaira, fit-il. Et il sortit. — Comment est—ce arrivé ? demandfimes-nous a Klaasje. — Nous jouions l’orchestre de la garde civique, sur la vitrine d’une maison vide. Moi, je tenais la grosse caisse ; comme je faisais : “Boum ! boum ! boum !” mon poing passa a travers la vitre. Nous nous sommes sauvés, mais mon pied nu a buté contre un pavé, et ainsi l’homme a pu me rattraper. Ma mere pensait que cela n’aurait pas de suite : — On ne peut pas condamner un enfant de neuf ans ! — Evidemment, ajoutai—je, s’il y a une poursuite, cela retombera sur pére. 151 Nous ne songions plus a cette affaire, quand nous regumes une citation : Klaasje Oldema devait com- paraitre en justice. — Voyons, il est impossible que cela soit pour le petit : c’est pour pére. Oil peut—il étre, pére ? On ne le voit plus. — Que sais—je ? Il erre ; il s’accommode mieux de cette vie que de travailler pour femme et enf ants. — Enfin, nous devons le trouver ; il faut qu’il aille avec Klaasje. Ma mere hocha la téte. — Mais cela n’a pas l’air de vous émouvoir ! Trouvez—vous si simple que ce petit doive aller au tribunal ? — Que veux—tu que j’y fasse ? Du reste, on ne condamne pas les enfants. C’était notre conviction. Le jour de la comparution, comme nous n’avions pas trouvé mon pére, je dis a ma mere d’accom- pagner le petit ; mais son air indifférent m’in- quiéta. — Ecoutez, mere, si vous ne voulez pas, j’irai, moi, avec lui. Tant pis si je perds mon travail ! J ’avais, depuis deux mois, trouvé chez un anti- quaire, un travail exquis : il consistait a réappli- quer d’anciennes broderies sur de nouveaux fonds. J ’adorais cejoli ouvrage, et l’antiquaire avait méme une fois choisi le fond qui me semblait le plus beau. On devait réappliquer des tulipes roses et des iris mauves ; l’antiquaire et sa femme voulaient les 152 mettre sur du velours vert bouteille. Comme je regar- dais une moire jaune soufre, il me demanda : — Et toi, petite, quel fond prendrais-tu ? Je montrai la moire. Il posa les fleurs dessus et dit : Elle a raison, c’est plus distingué et plus léger. J ’étais donc trés contente de manier ces jolies choses, et j’étais convenablement payée. — Non ! non ! protesta ma mere ; ne lfiche pas ton ouvrage, j’irai. — Sfirement ? — Sfirement. Je partis donc tranquille au travail. Quandje revins le soir, Klaasje se jeta dans mes bras, en hoquetant : — Je dois aller en prison, en prison, pour huit jours. — Comment ? en prison ! vous n’avez rien pu y faire, mere ? Elle clignota des yeux, mais ne répondait pas. — Elle n’est pas venue, souffla le petit. — Ah ! hideuse femme, vous étes notre malheur ! Ecoutez, allez trouver pére et partez ensemble : je prendrai soin des enfants. Vous étes notre entrave : je ne peux rien faire pour eux, a cause de vous. Quand vous serez partie, j’aurai les mains libres et je les élé— verai ; allez-vous-en, je vous en supplie. Elle faisait : “Hun, hun. . .”, avec mépris. Quelques jours plus tard, Klaasje, ce petit étre fin et fragile comme un lézard, dut se rendre a la prison des Petits Carmes. Cette fois, je l’accompa- gnai. J e croyais pouvoir le recommander, mais le 153 portier me le prit a la porte, en m’interrompant grossiérement : — Oui, oui, on connait ga : la prison n’est peuplée que d’innocents. Ce fut pour moi une semaine de torture. Je ne décolérais plus contre ma mére, qui ne répondait pas ; mais ses battements de paupiéres trahissaient son agitation. Quand Klaasje revint, il nous raconta qu’il avait passé ces huit jours parmi des petits condamnés de toute espéce. Il était have comme un petit vagabond ; ses boucles chfitaines grouillaient de vermine. — Viens, je vais te laver. Je pris mon morceau de savon privé et mon peigne, et commengai le nettoyage par la téte. [1 se laissa docilement faire, mais quandje voulus le déshabiller, il se rebiff a, trouvant que c’était trop long. — Et puis, dit-il, en me regardant d’un air effronté, tu ne connais pas cela, hein ? 11 fit le geste de voler un objet et de le glisser en poche. — Quoi ? demandai—je étonnée. 11 se dégagea, sauta vers la porte, se tapa alors sur la cuisse, esquissa de sa main retoumée un geste indécent, et goguenarda, en se sauvant : — Voila pour toi ! — Klaasje, Klaasje ! répétais—je. Mére, regardez— le donc : il a déja pris des maniéres canailles. — Aussi tu es la a faire des embarras, comme s’il avait apporté la gale. Tu nous embétes tous avec 154 tes étemelles récriminations. Il a des poux : et puis ? Les enf ants doivent avoir des poux : c’est la santé. A quelque temps de lA, n’ayant plus de travail, j’étais seule Ala maison, accroupie sur mon canapé et révassant tristement, quand la porte s’ouvrit en coup de vent. Klaasje entra, se jeta A terre et rampa sous le canapé ; il était suivi d’une femme furibonde. — 11 a volé Ia pipe en merisier de mon mari, écu- mait—elle. Il était venu jouer A la maison avec mes enfants ; la pipe, une pipe de six francs, se trouvait sur la cheminée. Et, quand ce vaurien est parti, elle avait disparu ; il doit l’avoir sur lui. On vient de me dire qu’il a déjA été en prison ; si je l’avais su, je ne l’aurais pas laissé jouer avec mes enfants. — II a été condamné pour avoir cassé une vitrine, protestai-je, et non pour vol ; il ne vole pas, et vous allez le fouiller vous-méme. Je tirai Klaasje de dessous le meuble, et lui enlevai sa camisole que je jetai A la femme. Elle la fouilla : rien. Je lui otai son pantalon et le langai vers la femme. En tombant A terre, il rendit un son sourd. Nous sau- tfimes dessus toutes deux, et le fouillfimes. Dans le fond, que j ’avais renforcé d’une doublure, se trouvait la pipe, entre l’étoffe et la doublure : le haut étaitjuste assez décousu pour y glisser un objet. Klaasje s’était refourré sous le canapé. La femme voulait crier, mais ma figure dut la terrifier, car elle fila au plus vite ; au bas de l’escalier, elle se dédom- magea en hurlant qu’on devait faire déguerpir des voleurs comme nous. 155 J ’étais hébétée et tout engourdie : des frissons de fiévre me montaient le long du corps ; mes genoux s’entrechoquaient. Je ne pouvais que répéter : — Klaasje ! Klaasje ! mon petit lézard ! Klaasje ne bougeait pas. A L’HOPITAL Mina, étant revenue d’une de ses escapades, devait, la nuit, partager mon canapé. Elle avait tout de suite tiré la couvenure a elle, et vers le matin elle me fit rouler a terre, oil je continuai a dormir : je me réveillai avec une grosse toux. Depuis quelque temps je me sentais malade et trés faible : je souffrais de f iévres intermittentes ; et maintenant, ce refroidissement par cet hiver. .. J e me trainai encore quelques jours, puis annon— cai a ma mere et a ma soeur que j’allais a l’h6pi- tal et, si on voulait me garder, que j’y resterais. Elles se mirent a rire et, comme je partais, elles plaisantérent : — Le café sera prét pour ton retour. Mais je ne revins pas : on me garda. Le chef de service, un grand homme de cin- quante a cinquante-cinq ans, les cheveux blond- roux, partagés au milieu par une raie, la barbiche grisonnante, aux grandes mains semées de taches de rousseur, avait l’air d’un lourd matin rédeur qui va, dans les buissons, croquer les poulets d’autrui. 157 I1 m’ausculta et me retouma en tous sens : il consta- ta une bronchite chronique et des fiévres paludéennes. — Et elle est trés affaiblie par la misére. Quelle jolie sauterelle ! fit—il, en riant, a ses éléves. 11 me prescrivit la portion complete de nourri- ture, du sirop de Vanier, et une petite bouteille de quinine a prendre tous les jours, en une fois. J ’étais entrée un jeudi. Le repos, le bon lit et la saine nourriture me réconfortérent immédiatement. Aussi, quand ma mere et ma socur vinrent le diman- che, me trouvérent-elles fraiche et rose. Puis, je riais 51 en triller : j’avais demandé des livres, et on m’avait donné le Pays (for d’Henri Conscience ; la na'1'veté outrée de ces paysans flamands, qui étaient allés chercher de l’or en Califomie, me faisait me tordre. — Mais tu n’es pas malade ! s’écria ma mere. Je ne comprends pas que tu restes ici pour ton plai- sir, quand a la maison on meurt de faim. Et voici une lettre de l’antiquaire, qui te demande de venir réappliquer des broderies. Je cessai de rire, et comme le docteur arrivait pour la visite, je lui demandai tout de go si j’étais vraiment malade. — Ma mere prétend que je ne suis a l’h6pital que pour me goberger. — Non, non, madame, la maladie de votre fille est trés sérieuse ; vous devez la laisser ici. Elles partirent confuses. Le docteur alors me dénuda, m’ausculta, me traca des ronds sur le corps. Et tous les jours, il recommencait. 158 Quand j’étais levée, il me déshabillait debout, faisait maintenir ma chemise par les éléves, et ainsi me maniait et remaniait A volonté. Les éléves, la smur, et moi, ne ffimes pas long- temps dupes de ce manége. Il régnait alors, A la Matemité, une infection qui met- tait en danger les nouvelles accouchées. On fut obligé d’en placer un peu dans toutes les salles : dans ma salle, elles étaient au moins quatre. Plusieurs avaient eu de mauvaises couches et se lamentaient nuit et jour. La nuit du Mardi gras, deux accouchées, qu’on venait d’apporter et qui criaient sans répit, m’ em- péchérent de dormir. Cependant la musique du carnaval, A la rue, me donnait une folle envie de danser. Je me mis sur mon séant. La grande salle de vingt—huit lits était éclairée, au milieu, par un seul bec de gaz assourdi. La bonne chaleur du poéle, les rideaux blancs, de jeunes visages sur des oreil- lers voisins, me faisaient déjA me sentir chez moi. J’écoutais la joie du dehors avec des frémisse- ments de désir d’en étre ; j’appelai doucement ma voisine, toute jeune comme moi. — Toinette ! Toinette ! écoute : on chante, et la musique joue une valse. — Une valse ? une valse ? bredouilla-t—elle. Elle s’assit sur son lit. — Oui, j’entends, ils s’amusent ferme. Je voyais ses yeux noirs flamboyer et avec son bonnet tuyauté, de travers, elle était jolie, jolie. .. Une des accouchées criait : — Oh ! mon ventre, mon ventre ! 159 — Viens regarder par la fenétre, dit Toinette. Nous nous levames et, pieds nus, courfimes écarter le store ; mais le balcon interceptait la vue. Nous ouvrimes, et du balcon, en chemise, nous apergfimes des bandes de masques, qui dansaient en rond et hurlaient a tue—téte. Nous rentrames vite a cause du froid. Une accou- chée allemande clamait : — Ich will nichtsterben, ich will nicht sterben I Elle me donnait la chair de poule. — Mon Dieu, Toinette, elle souffre tant ! — Si tu veux ne jamais rire, parce qu’on geint ici, tu claqueras toi-meme. Une autre jeune malade s’était levée, et, a nous trois, nous dansames une polka. Dans le corridor, la soeur et la servante venaient pour la ronde ; nous n’efimes que le temps de filer derriére les lits et de gagner le notre. La soeur avangait comme en glissant. Sa lanteme répandait devant elle un peu de clarté floue, qui se reflétait, en vacillant, sur sa figure délicieusement douce, ennuagée par la coiffe blanche. La servante, emmitouflée dans un chfile, emboi— tait le pas. La soeur leva sa lanteme devant plusieurs lits. Pres de l’accouchée qui haletait : “Mon ventre, mon ventre !” elle s’arréta, arrangea les cou- vertures, dit quelques mots sur un ton placide, et passa. Je n’avais pas eu le temps de bien me couvrir, et faisais semblant de dormir. 160 Elle me recouvrit, borda mon lit et murmura : — Le chef l’appelle sauterelle. II a bien raison : elle n’a pas plus d’os que de chair. Je la sentais bienveillante, et son visage calme m’apaisait. La servante, une paysanne flamande, répondit : — J e n’aime pas cette fille ; elle n’est pas comme nos autres malades, et le docteur. .. — Chut ! chut ! interrompit la socur. — lch will nicht sterben, ich will nicht sterben I se lamentait l’autre accouchée. — Celle-la ne passera pas la nuit, fit la religieuse. J e ne peux méme pas lui parler de Dieu : c’est une protestante. Elles s’éloignérent d’un pas feutré et, aprés quel- ques haltes, s’effacérent dans l’ombre. Toinette alla se fourrer dans le lit de l’autre jeune f ille ; ces deux avaient d’étranges familiarités. Je m’endormis en entendant, comme dans le lointain : — Oh ! mon ventre, mon ventre ! La rue en liesse et la musique me réveillérent en- core. L’Allemande gémissait de plus en plus bas : [ch will nicht sterben, ich will nicht sterben I L’émotion me gagna, je me mis a pleurer. Je savais un peu d’allemand ;j’allai a son lit et lui deman- dai si je ne pouvais rien pour elle. Elle me saisit la main, comme affolée ; la langue déja alourdie, elle répétait : — Ich will nicht sterben : der Kleine lebt, ich muss leben fiir ihn. 161 Je restai pres d’elle. Elle mourut au matin. Au bout de six semaines, je me sentis assez reta- pée pour repartir. Ma mere était encore venue me dire que mon pére avait juré de me tirer de la par les cheveux, si je ne rentrais pas ; mais le chef de service avait tenu bon. Le matin de ma sortie, il me manipula longue— ment, me recommanda de continuer a prendre le sirop de Vanier et la quinine. J e lui répondis que je ne pourrais pas me les procurer. — Viens chez moi, je te les procurerai. Je fus chez lui le lendemain. 11 me fit attendre que tous les clients fussent partis. Quand j’entrai dans son cabinet, il poussa le verrou et me prit dans ses bras ; ses machoires claquaient. Comme je faisais un mouvement de recul, il me lacha et dit : — Voyons cette poitrine. Et il me mit nue. I1 m’assit sur le divan, puis me parla : — Tu as la poitrine trés faible. Cela pourrait tourner mal, si tu ne te soignes ; et prends bien les médicaments que tu trouveras toujours ici. Je le compris parfaitement. Je mourrai si je ne me soigne pas. Me soigner, c’est prendre ces médecines que je ne peux pas me payer, et que lui me donnera en échange de ma peau. Et puis, eux, a la maison, que deviendront-ils, si je meurs ? Déja maintenant je sens tout chavirer ; que sera—ce sans moi ? Nos enf ants, si bons, si intel- li gents et si beaux sombreront sans merci. Klaasje, 162 mon petit lézard, a déja été en prison ; et ma mere, autant que les enfants, a besoin de mes révoltes pour ne pas laisser tout s’en aller a la dérive. Je n’aimais plus ma mere, maisj’en avais pitié, maintenant que je jugeais mieux. N’avait—elle pas mis neuf enfants au monde, dans le plus affreux dénuement ? Elle serait morte de faim dans ses couches, si les voisines ne lui avaient apporté parfois une tasse de café et une tartine. Et nous tous, affamés, étions encore autour d’elle pour nous en faire donner la plus grande part. Et pour Dirk, quand il était devenu transparent de faim et de fiévre, n’était-elle pas allée deman- der des reliefs de table, dans une maison oil elle avait vu des enfants a la fenétre, croyant qu’une mere ne refuserait pas cela a une mere ? Et comme elle sanglotait en rentrant, parce qu’on l’avait écon- duite ! Je commencais a comprendre ses haussements d’épaules. Le vieux parlait : — Tu ne peux rester ainsi ; il ne faut pas prendre a la légére ces affections de la poitrine : tu ne te sens peut—étre pas malade, mais tu l’es. — Oui, il ne s’agit plus de rire, me disais—je. — En te soignant, tu deviendras encore plus jolie, et tu es déja délicieuse. Il vit que je pensais a tout autre chose, et me ren- versa sur le divan. Une fois dehors, je fus prise de désespoir ; mais que faire ? 163 J e ne veux pas mourir poitrinaire, comme celles quej’ai vues mourir la—bas : je ne le peux pas, je ne le dois pas ! J ’avais vu agoniser, pendant des heures, une jeune femme qui, depuis cinq ans, venait de temps £1 autre se faire retaper £1 l’h6pital ; ses hoquets s’entendaient deux salles plus loin. Au demier moment, une reli- gieuse lui tenait une bougie allumée dans la main ; la servante, de l’autre cété du lit, racontait le plaisir qu’elle venait d’avoir £1 la kermesse de son village ; la soeur écoutait, amusée ; toutes deux se penchaient au—dessus du lit en riant, sans se préoccuper de la mourante, dont le regard intelligent allait de l’une £1 l’autre. La cire de la bougie coulait sur la main de la jeune femme et la brfilait. Ses hoquets se précipi- taient ; elle fit une grimace ridicule en se mordant la langue, et ce fut tout. La smur enleva la bougie, regarda négligemment la morte, et s’éloigna avec la servante, en poursuivant la conversation. Une couturiére tuberculeuse avait accouché en agonisant, sans pousser un gémissement ; mais, quand elle fut délivrée et qu’on emporta l’enfant, pour le laver, elle s’efforg:a de lever les bras et bégaya : — J e ne le verrai pas. Elle devint livide, sa téte ballotta de droite et de gauche : elle était morte. J ’irai mourir ainsi, moi ! jamais !! J ’en ai pour cinq ans, si je ne guéris pas : j’aurais alors vingt-quatre ans, Klaasje seulement quatorze, et je ne serais plus la ! Ah ! non, non ! je ne veux pas. 164 II me faut ces médicaments qui me guériront. Le docteur se les fait donner 51 la pharmacie de l’h6pital : j’en aurai donc toujours. Quand mes bouteilles étaient vides, j’allais chez le chef de service qui, chaque fois, poussait le verrou. PROSTITUEE Ma fille a [e billerjatme. DOSTOIEVSKI. Encore une fois, nous étions sans manger. Hein frappait depuis deux jours sur l’enclume, avec les lourds marteaux de son métier de forgeron, sans avoir pris aucune nourriture ; il était affalé sur une chaise, pale, la téte baissée, les bras pendants, engourdis le long du corps, et répétait : — Je ne peux plus, je ne peux plus. Les petites jambes de Klaasje s’étaient dérobées sous lui, et il gisait a terre, contre le mur ; les autres enf ants étaient dispersés, ici et la, dans la chambre, tous malades de faim. Ma mere avait le visage enfié- vré, et des clignotements d’yeux précipités qui accu- saient son affolement ; moi, des vertiges me faisaient chanceler. Ma soeur ainée nous avait quittés, et nous atten- dions mon pére, parti des le matin a la recherche de quelque chose a gagner. Il rentra ivre et demanda a manger. Je regardais autour de moi, sentant qu’un mal- heur allait arriver si on ne trouvait immédiatement une issue. Ma décision fut prise. J’allongeai ma jupe en traine ; je tirai mes cheveux sur le front ; je 166 m’ajustai le mieux que je pus, en regrettant de n’avoir pas de fard, comme j’en avais vu aux pros- tituées, et dis a ma mere que j’allais sortir. Elle voulut m’accompagner, pour rapporter plus vite les victuailles. Une fois au centre de la ville, je lui recommandai de rester a distance. Bientot un homme me fit signe de le suivre, et m’emmena dans une maison de rendez—vous. Quand, aprés, je lui réclamai mon salaire, il me demanda si je me moquais de lui. — Pour cinq francs, je puis avoir une femme chic, et tu es fichue comme une mendiante et sale en proportion. Ouste ! laisse—moi passer. En bas, il refusa de payer la chambre. La tenan- ciére nous menaca de la police, et il finit par régler. A la sortie, la femme me cria : — Sale guenille, je te ferai “carter”, si tu oses revenir. Ma mere m’attendait au boulevard ; quand je lui racontai la chose, elle resta pétrifiée. — Que pouvais—je faire ? Que pouvais—je faire ? J ’ai risqué d’étre enceinte d’un inconnu, d’attraper sa sale maladie, on m’a insultée, et pour rien ! Et les enfants, mon Dieu, les enfants ! — Si nous ne rapportons rien, ils mourront, dit ma mere. Je pleurais, la figure contre un arbre. Mais la vision de nos enfants qui nous attendaient, me ren- dit toute mon énergie. — Je vais continuer, dis—je ; mais tenez—vous donc plus loin 2 vous me suivez sur les talons. 167 Je n’avais pas de mouchoir et, en essuyant mes larmes de mes mains, je me barbouillais la figure. J ’entendis bientot murmurer derriére moi : — Petite, petite... Je me retournai et vis un géant qui me suivait. — Petite, viens avec moi. J e le suivis. Il me conduisit dans une autre maison, et me donna quelques francs d’avance. Il me mania avec une grande précaution ; il avait manifestement peur de me casser. Il riait de ma figure noire, il riait de ma maigreur, tout mon étre minime le mettait en joie, et il répétait sans cesse : — Petite, petite ! Aprés quelque temps, on vint frapper a la porte en criant : — Dites donc, vous autres, le temps est passé ; du monde attend ; il nous faut la chambre. Croyant que c’était la police, je m’étais jetée, terri- fiée, contre le géant, ce qui le mit encore en joie. Il m’entoura de ses bras, et riant doucement, murmura : — Allons, petite ! Allons, petite ! Comme j’étais bien sur cette immense poitrine ! Pour la premiere fois de ma vie, je me sentis proté- gée. Tous les sbires de la ville n’auraient pu dénouer les bras qui m’enserraient ; il leur aurait dit, amusé : — Voyons, c’est une petite, une petite. Une fois dans la rue, je galopai vers ma mere. Nous achetfimes de pauvres vivres, et, des le bas de l’escalier, nous crifimes aux enfants : — Nous avons du pain ! nous avons du pain ! 168 Au bout de quelques jours, notre ménage mar- cha réguliérement, comme jamais il n’avait marché. Les enfants mangeaient aux heures, étaient lavés, allaient A l’école ; ma mére vaquait au ménage ; mon pére ne buvait plus : il faisait le café et pelait les pommes de terre. Seule, je rageais et pleurais, accrou— pie sur le vieux canapé qui me servait de lit. La simplicité avec laquelle mes parents s’adap- taient A cette situation, me les faisait prendre en une aversion qui croissait chaquejour. Ils en étaient arri- vés A oublier que moi, la plus jolie de la nichée, je me prostituais tous les soirs aux passants. Sans doute, il n’y avait d’autre moyen pour nous de ne pas mourir de faim, mais je me refusais A admettre que ce moyen fut accepté sans la révolte et les imprécations qui, nuit et jour, me secouaient. J ’étais trop jeune pour comprendre que, chez eux, la misére avait achevé son oeuvre, tandis que j’avais toute ma jeunesse et toute ma vigueur pour me cabrer devant le sort. TABLE Vision ................................................................. .. Mes parents ........................................................ .. Quand je me réveillai, c’était le soir .................. .. Premier exode .................................................... .. Reliefs et oripeaux ............................................. .. Tétes et peaux d‘angui11es ................................. .. Deuxiéme exode ................................................ .. Non ! Non ! ........................................................ .. A 1’éco1e catholique ........................................... .. La soupe aux pois .............................................. .. Catéchisme et premiere communion ................. .. J ’entends les puces marcher .............................. .. Déception ........................................................... .. Mon pére propose de nous abandonner ............. .. Je fais des visites ................................................ .. Toupie et cerf—volant .......................................... .. Une expulsion .................................................... .. Ma robe de premiere communion ..................... .. Jours de féte ....................................................... .. Nous vivons de charité ...................................... .. Ah ! vous aviez des “kwartjes” ! ....................... .. L’usuriére ........................................................... .. Bafitje ................................................................. .. Si nous étions riches .......................................... .. 15 17 20 22 24 26 32 36 38 45 49 51 54 62 66 71 74 76 79 81 88 Je fais pipi dans mes jupes ................................. .. 91 Les deux grenadiers ........................................... .. 93 Le Village Rouge ............................................... .. 97 Marchande de rue .............................................. .. 100 Une legon de vie pratique .................................. .. 105 Je quitte ma place ............................................... .. 110 Ma fille, monsieur Cabanel ............................... .. 114 Troisiéme exode ................................................. .. 118 Fabrique de chapeaux ........................................ .. 122 Ils pélent des oignons ........................................ .. 128 Une nuit au parc de Bruxelles ........................... .. 130 La variole ........................................................... .. 138 Les pommes de terre .......................................... .. 140 Un pain pour des timbres ................................... .. 142 Kees acrobate ..................................................... .. 144 Symphonie de la faim ........................................ .. 148 Klaasje condamné .............................................. .. 151 A l’h6pital .......................................................... .. 157 Prostituée ........................................................... .. 166 B.‘¢BEL E xtrait du catalogue 90. ANDREA DE NERCIAT Le Doctorat impromptu 91. CAMILLO BOITO Senso 92. FEDOR DOSTOTEVSKI La Femme d‘un autre et le mari sous le lit 93. MKRTITCH ARMEN La Fontaine d’Héghnar 94. RUSSELL BANKS Continents 21 la dérive 95. MIRCEA ELIADE Le Roman de l’adolescent myope 96. PLINIO MARTINI Le Fond du sac 97. PHILIPPE BEAUSSANT Vous avez dit “baroque” ? 98. HERMANN HESSE Les Contes merveilleux 99. J. H. ROSNY AiNE La Guerre du feu 100. THORKILD HANSEN La Mort en Arabie I01. NANCY HUSTON Les Variations Goldberg 102. THEODORE MONOD Méharées 103. GERT HOFMANN La Dénonciation 104. ANTON TCHEKHOV Oncle Vania 105. GENET A CHATILA 106. PAUL AUSTER Léviathan 107. JACQUELINE HARPMAN La Fille démantelée 108. FENELON Dialogues des morts 109. INTERNATIONALE DE L’IMAGINAIRE N° 1 Le Métis culturel 1 10. ANNE WALTER Les Relations d’incertitude 111. HORACIO SALAS Le Tango 112. FEDOR DOSTOIEVSKI Monsieur Prokhartchine 113. AMNESTY INTERNATIONAL Les Disparitions 114. JEAN-CLAUDE BRISVILLE Le Souper 115. REZVANI Phénix 116. THOMAS DE QUINCEY La Révolte des Tartares I17. HELLA S. HAASSE Le Lac noir II8. HENRY MORTON STANLEY Comment j‘ai retrouvé Livingstone I I9. INTERNATIONALE DE L’IMAGINAIRE N° 2 Lieux et non—lieux de I’imaginaire I20. NINA BERBEROVA Chroniques de Billancourt I21. MIRABEAU Le Rideau levé ou l’Education de Laure 122. HONORE DE BALZAC Traité des excitants modemes 123. ERASME Eloge de la folie I24. CABEZA DE VACA Relation de voyage (1527-1537) 125. CLAUDE PUJADE-RENAUD Vous étes toute seule ? 126. CEES NOOTEBOOM Dans les montagnes des Pays-Bas I27. NICHOLAS MANN Pétrarque I28. ROBERT LOUIS STEVENSON En canoé sur les riviéres du Nord 129. ABBE DU PRAT Vénus dans Ie cloitre ou la Religieuse en chemise I30. MADELEINE LEY Le Grand Feu COEDITION ACTES SUD — LABOR — L’AIRE Ouvrage réalisé par les Ateliers graphiques Actes Sud. Achevé d‘imprimer en novembre 1994 par 1’ Imprimerie Darantiere 3 Quetigny—Dijon sur papier des Papeteries de Navarre pour le compte d’ACTES SUD el de LABOR N° d’éditeur: 1657 _ Dépét légal In édltion : décembrt: 1994 N“ impr. : 940-952 NEEL DOFF 0 JOURS DE FAMINE ET DE DETRESSE Amsterdam, fin du siécle dernier. Keetje a neuf ans. Dans sa famille, la misére s’est implantée 51 demeure : elle va s'aggravant 51 chaque nouvel enfant, et l’usure et le découragement de ses parents rendent de plus en plus fréquents les jours de famine et de détresse... C’est avec violence et simplicité que Neel Doff, des années plus tard, raconte ses années noires d’enfance et d’adolescence. Avec précision, “tatouée” par la misére, elle prend la plume pour évoquer le froid extréme, les expulsions, les puces, les vaines recherches d’un travail quel qu’il soit et, pour finir, la prostitution. Neel Dofl (1858-1942), troisiéme a"unefizmi/le de neuf enfiznts, connait la misére et I ’exoa'e pendant vingt am, :2 traver: la Hollande et la Belgique. A cinquante anspassés, alor: qu’e/le est marie’e :2 un bourgeois de Bruxelles aux ia'e’e: avancées, elle publie en 1911 ce re’cit qui, avec Keetje et Keetje trottin, fiorme une trilogie autobio- grap/aique. lmprimé en Be|gique ISBN 1-3040-I307-3 D/I998/258/SI 9 782804 013073 . C m . .. . u u r «. 1 ... ._ r__...-..:.I1.o..:u u.....~o. -n.-to (Junie